L'évolution du roman au 19ème siècle
Ce qu'on appelle aujourd'hui le roman de mœurs est d'invention assez moderne. Je ne le ferai pas remonter à Daphnis et Chloé, cette églogue poétique, sur laquelle s'extasient les esprits doctes et tendres qu'exalte l'Antiquité, ni à l'Ane, conte grivois, que refit en le développant, Apulée, ce décadent classique.
Je ne m'occuperai pas non plus, dans cette très courte étude sur
l'évolution du roman moderne depuis le commencement de ce siècle, de ce
qu'on appelle le roman d'aventures, lequel nous vient du Moyen Age, et,
né des récits de chevalerie, continué par Mlle de Scudéry, et plus tard
modifié par Frédéric Soulié et Eugène Sue, semble avoir eu son
apothéose dans ce conteur de génie que fut Alexandre Dumas père.
Quelques hommes encore aujourd'hui s'acharnent à égrener des
histoires aussi invraisemblables qu'interminables, durant cinq ou six
cents pages, mais ils ne sont lus par aucun de ceux que passionne ou
même qu'intéresse l'art littéraire.
A côté de cette école des amuseurs, qui ne s'impose que rarement à
l'estime des lettrés et qui a dû son triomphe aux facultés
exceptionnelles, à l'inépuisable imagination et la verve intarissable
de ce volcan en éruption de livres, qui se nommait Dumas, se déroula
dans notre pays une chaîne de romanciers philosophes dont les trois
ancêtres principaux, bien différents de nature, sont : Lesage, J.-J.
Rousseau et l'abbé Prévost.
De Lesage descend la lignée des fantaisistes spirituels qui,
regardant le monde de, leur fenêtre, un lorgnon sur Vueil, une feuille
de papier devant eux, psychologues souriants, plus ironiques qu'émus,
nous ont montré, avec de jolis dehors d'observation et des élégances de
styles, de fringantes marionnettes.
Les hommes de cette école, artistes aristocrates, ont surtout la
préoccupation de nous rendre visibles leur art et leur talent, leur
ironie, leur délicatesse, leur sensibilité. Ils les dépensent à
profusion, autour de personnages fictifs, manifestement imaginés, des
automates qu'ils animent.
De J.-J. Rousseau descend la grande famille des écrivains
romanciers-philosophes, qui ont mis l'art d'écrire, tel qu'on le
comprenait autrefois, au service d'idées générales. Ils prennent une
thèse et la mettent en action. Leur drame n'est pas tiré de la vie,
mais conçu, combiné et développé en vue de démontrer le vrai ou le faux
d'un système.
Chateaubriand, incomparable virtuose, chanteur de rythmes écrits,
pour qui la phrase exprime la pensée autant par la sonorité que par la
valeur des mots, fut le grand continuateur du philosophe de Genève ; et
Mme Sand a tout l'air d'avoir été le dernier enfant génial de cette
descendance. Comme chez Jean-Jacques, on retrouve chez elle l'unique
souci de personnifier des thèses en des individus qui sont, tout le
long de l'action, les avocats d'office des doctrines de l'écrivain.
Rêveurs, utopistes, poètes, peu précis et peu observateurs, mais
prêcheurs éloquents, artistes et séducteurs, ces romanciers n'ont plus
guère aujourd'hui de représentants parmi nous.
Mais de l'abbé Prévost nous arrive la puissante race des observateurs, des psychologues, des véritalistes. C'est avec Manon Lescaut qu'est née l'admirable forme du roman moderne.
En ce livre, pour la première fois, l'écrivain cessant d'être
uniquement un artiste, un ingénieux montreur de personnages est devenu,
tout à coup, sans théories préconçues, par la force même et la nature
propre de son génie, un sincère, un admirable évocateur d'êtres
humains. Pour la première fois nous recevons l'impression profonde,
émouvante, irrésistible de gens pareils à nous, passionnés et
saisissants de vérité, qui vivent leur vie, notre vie, aiment et
souffrent comme nous entre les pages d'un livre.
Manon Lescaut,
cet inimitable chef-d'œuvre, cette prodigieuse analyse d'un cœur de
femme, la plus fine, la plus exacte, la plus pénétrante, la plus
complète, la plus révélatrice peut-être qui existe, nous dévoile si
nue, si vraie, si intimement évoquée, cette âme légère, aimante,
changeante, fausse et fidèle de courtisane, qu'elle nous renseigne en
même temps sur toutes les autres âmes de femme, car toutes se
ressemblent un peu, de près ou de loin.
Sous la Révolution et sous l'Empire, la littérature sembla morte.
Elle ne peut vivre qu'aux époques de calme, qui sont des époques de
pensée. Pendant les périodes de violence et de brutalité, de politique,
de guerre et d'émeute, l'art disparaît, s'évanouit complètement, car la
force brutale et l'intelligence ne peuvent dominer en même temps.
La résurrection fut éclatante. Une légion de poètes surgit, qui
s'appelèrent A. de Lamartine, A. de Vigny, A. de Musset, Baudelaire,
Victor Hugo et deux romanciers apparurent, de qui date la réelle
évolution de l'aventure imaginée à l'aventure observée, ou mieux à
l'aventure racontée, comme si elle appartenait à la vie.
Le premier de ces hommes, grandi pendant les secousses de l'Épopée
impériale, se nomma Stendhal, et le second, le géant des lettres
modernes, aussi énorme que Rabelais, ce père de la littérature
française, fut Honoré de Balzac.
Stendhal gardera surtout une valeur de précurseur c'est le primitif
de la peinture de mœurs. Ce pénétrant esprit, doué d'une lucidité et
d'une précision admirables, d'un sens de la vie subtil et large, a fait
couler dans ses livres un flot de pensées nouvelles, mais il a si
complètement ignoré l'art, ce mystère qui différencie absolument le
penseur de l'écrivain, qui donne aux œuvres une puissance presque
surhumaine, qui met en elles le charme inexprimable des proportions
absolues et un souffle divin qui est l'âme des mots assemblés par un
engendreur de phrases, il a tellement méconnu la toute-puissance du
style qui est la forme inséparable de l'idée, et confondu l'emphase
avec la langue artiste, qu'il demeure, malgré son génie, un romancier
de second plan.
Le grand Balzac lui-même ne devint un écrivain qu'aux heures où il
semble écrire avec une furie de cheval emporté. Il trouve alors, sans
les chercher, comme il le fait inutilement et péniblement presque
toujours, cette souplesse, cette justesse, qui centuplent la joie de
lire.
Mais devant Balzac on ose à peine critiquer. Un croyant oserait-il
reprocher à son dieu toutes les imperfections de l'univers ? Balzac a
l'énergie fécondante, débordante, immodérée, stupéfiante d'un dieu,
mais avec les hâtes, les violences, les imprudences, les conceptions
incomplètes, les disproportions d'un créateur qui n'a pas le temps de
s'arrêter pour chercher la perfection.
On ne peut dire de lui qu'il fut un observateur, ni qu'il évoqua
exactement le spectacle de la vie, comme le firent après lui certains
romanciers, mais il fut doué d'une si géniale intuition et il créa une
humanité tout entière si vraisemblable, que tout k monde y crut et
qu'elle devint vraie. Son admirable fiction modifia le monde, envahit
la société, s'imposa et passa du rêve dans la réalité. Alors, les
personnages de Balzac, qui n'existaient pas avant lui, parurent sortir
de ses livres pour entrer dans la vie, tant il avait donné complète
l'illusion des êtres, des passions et des événements.
Cependant, il ne codifia point sa manière de créer comme il est
d'usage de k faire aujourd'hui. Il produisit simplement avec une
surprenante abondance et une infinie variété.
Derrière lui, une école se forma bientôt, qui, s'autorisant de ce
que Balzac écrivait mal, n'écrivit plus du tout, et érigea en règle la
copie précise de la vie. M. Champfleury fut un des plus remarquables
chefs de ces réalistes, dont un des meilleurs, Duranty, a laissé un
fort curieux roman : Le Malheur d'Henriette Gérard.
Jusque-là, tous les écrivains qui avaient eu le souci de donner en
leurs livres la sensation de la vérité semblent s'être peu préoccupés
de ce qu'on appelait l'art d'écrire. On eût dit que, pour eux, le style
était une sorte de convention dans l'exécution, inséparable de la
convention dans la conception, et que la langue châtiée et artiste
apportait un air emprunté, un air irréel aux personnages du roman qu'on
voulait créer tout à fait pareils à ceux des rues.
C'est alors qu'un jeune homme, doué d'un tempérament lyrique,
nourri des classiques, épris de l'art littéraire, du style et du rythme
des phrases à n'avoir plus d'autre amour dans le cœur, et armé aussi
d'un œil admirable d'observateur, de cet œil qui voit en même temps les
ensembles et les détails, les formes et les couleurs, et qui sait
deviner les intentions secrètes tout en jugeant la valeur plastique des
gestes et des faits, apporta dans l'histoire de la littérature
française un livre d'une impitoyable exactitude et d'une impeccable
exécution, Madame Bovary.
C'est à Gustave Flaubert qu'on doit l'accouplement du style et de l'observation modernes.
Mais la poursuite de la vérité, ou plutôt de la vraisemblance
amenait peu à peu la recherche passionnée de ce qu'on appelle
aujourd'hui le document humain.
Les ancêtres des réalistes actuels s'efforçaient d'inventer en
imitant la vie ; les fils s'efforcent de reconstituer la vie même, avec
des pièces authentiques qu'ils ramassent de tous les côtés. Et ils les
ramassent avec une incroyable ténacité. Ils vont partout, furetant,
guettant, une hotte au dos, comme des chiffonniers. Il en résulte que
leurs romans sont souvent des mosaïques de faits arrivés en des milieux
différents et dont les origines, de nature diverse, enlèvent au volume
où ils sont réunis le caractère de vraisemblance et l'homogénéité que
les auteurs devraient poursuivre avant tout.
Les plus personnels des romanciers contemporains qui ont apporté
dans la chasse et l'emploi du document l'art le plus subtil et le plus
puissant sont assurément les frères de Goncourt. Doués, en outre, de
natures extraordinairement nerveuses, vibrantes, pénétrantes, ils sont
arrivés à montrer, comme un savant qui découvre une couleur nouvelle,
une nuance de la vie presque inaperçue avant eux. Leur influence sur la
génération actuelle est considérable et peut être inquiétante, car,
tout disciple outrant les procédés du maître tombe dans les défauts
dont le sauvèrent ses qualités magistrales.
Procédant à peu près de la même façon, M. Zola, avec une nature
plus forte, plus large, plus passionnée et moins raffinée, M. Daudet
avec une manière plus adroite, plus ingénieuse, délicieusement fine et
moins sincère peut-être, et quelques hommes plus jeunes comme MM.
Bourget, de Bonniéres, etc., etc., complètent et semblent terminer le
grand mouvement du roman moderne vers la vérité. Je ne cite point avec
intention M. Pierre Loti, qui reste le prince des poètes fantaisistes
en prose. Pour les débutants qui apparaissent aujourd'hui, au lieu de
se tourner vers la vie avec une curiosité vorace, de la regarder
partout autour d'eux avec avidité, d'en jouir ou d'en souffrir avec
force suivant leur tempérament, ils ne regardent plus qu'en eux-mêmes,
observent uniquement leur âme, leur cœur, leurs instincts, leurs
qualités ou leurs défauts, et proclament que le roman définitif ne doit
être qu'une autobiographie.
Mais comme le même cœur, même vu sous toutes ses faces, ne donne
point des sujets sans fin, comme le spectacle de la même âme répété en
dix volumes devient fatalement monotone, ils cherchent, par des
excitations factices, par un entraînement étudié vers toutes les
névroses, à produire en eux des âmes exceptionnellement bizarres qu'ils
s'efforcent aussi d'exprimer par des mots exceptionnellement
descriptifs, imagés et subtils.
Nous arrivons donc à la peinture du moi, du moi hypertrophié par l'observation intense, du moi en qui on inocule les virus mystérieux de toutes les maladies mentales.
Ces livres prédits, s'ils viennent comme on les annonce, ne seront-ils pas les petits-fils naturels et dégénérés de l'Adolphe de Benjamin Constant ?
Cette tendance vers la personnalité étalée - car c'est la
personnalité voilée qui fait la valeur de toute œuvre, et qu'on nomme
génie ou talent - cette tendance n'est-elle pas une preuve de
l'impuissance à observer, à observer la vie éparse autour de soi, comme
ferait une pieuvre aux innombrables bras ?
Et cette définition, derrière laquelle se barricada Zola dans la
grande bataille qu'il a livrée pour ses idées, ne sera-t-elle point
toujours vraie, car elle peut s'appliquer à toutes les productions de
l'art littéraire et à toutes les modifications qu'apporteront les
temps : un roman, c'est la nature vue à travers un tempérament.
Ce tempérament peut avoir les qualités les plus diverses, et se
modifier suivant les époques, mais plus il aura de facettes, comme le
prisme, plus il reflétera d'aspects de la nature, de spectacles, de
choses, d'idées de toute sorte et d'êtres de toute race, plus il sera
grand, intéressant et neuf.