I
Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était
fille d'un médecin de Pont-l'Évêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à
une famille de Basse-Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était
alliée à Thouret, de la Constituante.
La grand-mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne d'enfance de Charlotte Corday.
Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d'origine champenoise.
C'était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de
l'Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s'étonna, sans
s'indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il
jugeait la profession d'écrivain un métier de paresseux et d'inutile.
Gustave Flaubert fut le contraire d'un enfant phénomène. Il ne parvint
à apprendre à lire qu'avec une extrême difficulté. C'est à peine s'il
savait lire, lorsqu'il entra au lycée, à l'âge de neuf ans.
Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des
histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands
yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt
dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.
Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces,
qu'il ne pouvait point écrire, mais qu'il représentait tout seul,
jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.
Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature
furent une grande naïveté et une horreur de l'action physique. Toute sa
vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni
remuer autour de lui sans s'exaspérer ; et il déclarait avec sa voix
mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n'était point
philosophique. « On ne peut penser et écrire qu'assis », disait-il.
Sa naïveté se continua jusqu'à ses derniers jours. Cet observateur
si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de
loin. Dès qu'il y touchait, dès qu'il s'agissait de ses voisins
immédiats, on eût dit qu'un voile couvrait ses yeux. Son extrême
droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses
émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes
indubitables de cette naïveté persévérante.
Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer,
il n'avait point la sensation nette des contacts. C'est à lui surtout
qu'on peut appliquer ce qu'il écrivit dans sa préface aux Dernières Chansons, de son ami Louis Bouilhet :
Enfin, si les accidents du monde, dès qu'ils sont
perçus, vous apparaissent transposés comme pour l'emploi d'une illusion
à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence,
ne vous sembleront pas avoir d'autre utilité, et que vous soyez résolus
à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute
épreuve, lancez-vous, publiez !
Jeune homme, il était d'une beauté surprenante. Un vieil ami de sa
famille, médecin illustre, disait à sa mère : « Votre fils, c'est
l'Amour adolescent. »
Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d'artiste,
dans une sorte d'extase poétique qu'il entretenait par la fréquentation
quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le
cœur frère qu'on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort
tout jeune, d'une maladie de cœur, tué par le travail.
Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu'un autre ami, M.
Maxime Du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en
cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et
l'épilepsie, à l'expliquer l'une par l'autre. Certes, ce mal effroyable
n'a pu frapper le corps sans assombrir l'esprit. Mais, doit-on le
regretter ? Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants,
sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la
vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les
exubérants, pour découvrir toutes les misères, toutes les souffrances
qui nous entourent, pour s'apercevoir que la mort frappe sans cesse,
chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale. Donc, il est possible,
il est probable que la première atteinte de l'épilepsie mit une
empreinte de mélancolie et de crainte sur l'esprit ardent de ce robuste
garçon. Il est probable que, par la suite, une sorte d'appréhension
dans la vie lui resta, une manière un peu plus sombre d'envisager les
choses, un soupçon devant les événements, un doute devant le bonheur
apparent. Mais, pour quiconque a connu l'homme enthousiaste et
vigoureux qu'était Flaubert, pour quiconque l'a vu vivre, rire,
s'exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est indubitable que la peur
des crises, disparues d'ailleurs dans l'âge mûr et reparues seulement
dans les dernières années, ne pouvait modifier que d'une façon presque
insensible sa manière d'être et de sentir et les habitudes de sa vie.
Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave
Flaubert débuta en 1857 par un chef-d'œuvre, Madame Bovary.
On sait l'histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère
public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera
marqué par ce procès, l'éloquente défense de M° Sénart, l'acquittement
difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président,
puis le succès vengeur, éclatant, immense !
Mais Madame Bovary a aussi une histoire secrète qui peut être un enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.
Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin
terminé cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime Du Camp,
qui la remit entre les mains de M. Laurent Pichat,
rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris.
C'est alors qu'il éprouva combien il est difficile de se faire
comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux en qui on a
le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus intelligents.
C'est de cette époque assurément que date ce mépris qu'il garda du
jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou les
négations absolues.
Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de Madame Bovary,
M. Maxime Du Camp écrivit à Gustave Flaubert la singulière lettre
suivante, qui, peut-être, modifiera l'opinion qu'on a pu se faire après
les révélations de cet écrivain sur son ami, et en particulier sur la Bovary, dans ses Souvenirs littéraires :
14 juillet 1856.
Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m'en envoie
l'appréciation que je t'adresse. Tu verras en la lisant combien je dois
la partager, puisqu'elle reproduit presque toutes les observations que
je t'avais faites avant ton départ. J'ai remis ton livre à Laurent,
sans faire autre chose que le lui recommander chaudement ; nous ne nous
sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le
conseil qu'il te donne est bon et je te dirai même qu'il est le seul
que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ;
nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu
le publieras ensuite en volume comme tu l'entendras, cela te regarde.
Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets
absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style
ne suffit pas pour donner de l'intérêt. Sois courageux, ferme les yeux
pendant l'opération, et fie-t'en, sinon à notre talent, du moins à
notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre
affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien
faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s'agit de le
dégager ; c'est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux
par une personne exercée et habile. on n'ajoutera pas un mot à ta
copie ; on ne fera qu'élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs
qu'on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment
bonne, au lieu d'une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me
maudire de toutes tes forces, mais songe bien que dans tout ceci je
n'ai en vue que ton seul intérêt.
Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.
MAXIME DU CAMP
La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par une personne exercée et habile, n'aurait coûté à l'auteur qu'une centaine de francs ! Vraiment, c'est pour rien !
Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils,
d'une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus
grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce
seul mot : Gigantesque !
Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime Du Camp, se mirent au
travail, en effet, pour dégager l'œuvre de leur ami de ce tas de choses bien faites, mais inutiles, qui la gâtaient ; car on lit sur un exemplaire, conservé par l'auteur, de la première édition du livre, les lignes suivantes
Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu'il
est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poète et
rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris.
GUSTAVE FLAUBERT
20 avril 1857
En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des
paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses
originales et nouvelles sont biffées avec soin. Et on lit encore, de la
main de Gustave Flaubert, sur le dernier feuillet, ceci :
Il fallait, selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et, selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, refaire les Comices d'un bout à l'autre ! De l'avis général, à la Revue, le pied bot était considérablement trop long, « inutile ».
C'est là assurément aussi l'origine du refroidissement survenu dans
l'ardente amitié qui liait Flaubert à M. Du Camp. S'il en fallait une
preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de
Louis Bouilhet à Flaubert :
Quant à Maxime Du Camp, j'ai été quinze jours sans
le revoir, et j'aurais passé l'année de la même façon, si lui-même
n'était apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire
qu'il fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être
de la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m'a
offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver une
bibliothèque. Il s'est informé de toi et de ton travail. Ce que je lui
ai dit de la Bovary l'a occupé beaucoup. Il m'a dit, en phrases
incidentes, qu'il en était fort heureux, que tu avais tort de ne lui
avoir jamais pardonné la Revue, qu'il verrait avec bonheur tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec conviction et franchise...
Ces détails intimes n'ont d'importance qu'au point de vue des
jugements portés par M. Du Camp sur son ami. Une réconciliation eut
lieu, plus tard, entre eux.
L'apparition de Madame Bovary fut une révolution dans les lettres.
Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres
puissants, touffus, débordant de vie, d'observations ou plutôt de
révélations sur l'humanité. Il devinait, inventait, créait un monde
entier né dans son esprit.
Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.
Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l'art si
difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la
sonorité et la contexture de la phrase.
Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de
pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des
chefs-d'œuvre de la langue, ainsi qu'on cite du Rabelais, du La
Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du
Gautier, etc.
Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus
que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle,
précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde,
surprenante, complète.
Ce n'était plus du roman comme l'avaient fait les plus grands, du
roman où l'on sent toujours un peu l'imagination et l'auteur, du roman
pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental,
dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se
montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de
l'écrivain ; c'était la vie elle-même apparue. On eût dit que les
personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les
paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs
odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le
lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne
sait où.
Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de
l'impersonnalité dans l'art. Il n'admettait pas que l'auteur fût jamais
même deviné, qu'il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans
un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu'une apparence
d'intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les
reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je-ne-sais-quoi
de presque divin qui est l'art.
Ce n'est pas impersonnel qu'on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible.
S'il attachait une importance considérable à l'observation et à
l'analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et
dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les livres
impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné qui
consiste à exprimer l'essence seule des actions qui se succèdent dans
une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à
les grouper, à les combiner de telle sorte qu'ils concourent de la
façon la plus parfaite à l'effet qu'on voulait obtenir, mais non pas à
un enseignement quelconque.
Rien ne l'irritait d'ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l'art moral ou sur l'art honnête.
« Depuis qu'existe l'humanité, disait-il, tous les grands écrivains
ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils d'impuissants. »
La morale, l'honnêteté, les principes sont des choses
indispensables au maintien de l'ordre social établi ; mais il n'y a
rien de commun entre l'ordre social et les lettres. Les romanciers ont
pour principal motif d'observation et de description les passions
humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n'ont pas mission pour moraliser, ni
pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d'être
un livre d'artiste.
L'écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de
comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute
la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant
son tempérament d'homme et sa conscience d'artiste. Il cesse d'être
consciencieux et artiste s'il s'efforce systématiquement de glorifier
l'humanité, de la farder, d'atténuer les passions qu'il juge
déshonnêtes au profit des passions qu'il juge honnêtes.
Tout acte, bon ou mauvais, n'a, pour l'écrivain, qu'une importance
comme sujet à écrire, sans qu'aucune idée de bien ou de mal y puisse
être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà
tout.
En dehors de lit vérité observée avec bonne foi et exprimée avec
talent, il n'y a rien qu'efforts impuissants de pions. Les grands
écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple :
Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et
tant d'autres.
Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu'il raconte.
Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi. Lorsque parut Madame Bovary,
le public, accoutumé à l'onctueux sirop des romans élégants, ainsi
qu'aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le
nouvel écrivain parmi les réalistes. C'est là une grossière erreur et
une lourde bêtise. Gustave Flaubert n'était pas plus réaliste parce
qu'il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n'est idéaliste
parce qu'il l'observe mal.
Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans
en comprendre l'importance relative et sans en noter les répercussions.
Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il
s'explique ainsi dans une de ses lettres :
... Vous vous plaignez que les événements ne sont
pas variés, - cela est une plainte réaliste, et d'ailleurs qu'en
savez-vous ? Il s'agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais
cru à l'existence des choses ? Est-ce que tout n'est pas une illusion ?
Il n'y a de vrais que les rapports, c'est-à-dire la façon dont nous
percevons les objets.
Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne
s'efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.
Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore de la pénétration que de l'observation.
Au lieu d'étaler la psychologie des personnages en des
dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaître par
leurs actes. Les dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans
aucune argumentation psychologique.
Il imaginait d'abord des types ; et, procédant par déduction, il
faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu'ils
devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs
tempéraments.
La vie donc qu'il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu'à titre de renseignement.
Jamais il n'énonce les événements ; on dirait, en le lisant, que
les faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d'importance à
l'apparition visible des hommes et des choses. C'est cette rare qualité
de metteur en scène,
d'évocateur impassible qui l'a fait baptiser réaliste par les esprits
superficiels qui ne savent comprendre le sens profond d'une œuvre que
lorsqu'il est étalé en des phrases philosophiques.
Il s'irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu'on -lui avait collée au dos et prétendait n'avoir écrit sa Bovary que par haine de l'école de M. Champfleury.
Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration
pour son puissant talent qu'il qualifiait de génial, il ne lui
pardonnait pas le naturalisme.
Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n'est plus loin du réalisme.
Le procédé de l'écrivain réaliste consiste à raconter simplement
des faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu'il a connus
et observés.
Dans Madame Bovary, chaque personnage est un type, c'est-à-dire le résumé d'une série d'êtres appartenant au même ordre intellectuel.
Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien,
sorte de Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures
accessoires sont des types, doués d'un relief d'autant plus énergique
qu'en eux sont concentrées des quantités d'observations de même nature,
d'autant plus vraisemblables qu'ils représentent l'échantillon modèle
de leur classe.
Mais Gustave Flaubert avait grandi à l'heure de l'épanouissement du
romantisme ; il était nourri des phrases retentissantes de
Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait à l'âme un besoin
lyrique qui ne pouvait s'épandre complètement en des livres précis
comme Madame Bovary.
Et c'est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme : ce
novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu'à sa mort sous
l'influence dominante du romantisme. C'est presque malgré lui, presque
inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la
force créatrice enfermée en lui, qu'il écrivait ces romans d'une allure
si nouvelle, d'une note si personnelle. Par goût, il préférait les
sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des
tableaux d'opéra.
Dans Madame Bovary, d'ailleurs, comme dans l'Éducation sentimentale,
sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a souvent des
élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu'elle exprime.
Elle part, comme fatiguée d'être contenue, d'être forcée à cette
platitude, et, pour dire la stupidité d'Homais ou la niaiserie d'Emma,
elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait des motifs
de poème.
Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d'un récit homérique son second roman, Salammbô.
Est-ce là un roman ? N'est-ce pas plutôt une sorte d'opéra en prose ?
Les tableaux se développent avec une magnificence prodigieuse, un
éclat, une couleur et un rythme surprenants. La phrase chante, crie a
des fureurs et des sonorités de trompette, des murmures de hautbois,
des ondulations de violoncelle, des souplesses de violon et des
finesses de flûte.
Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène,
parlant sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont
l'air de se mouvoir dans un décor antique et grandiose.
Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu'il ait écrit, donne aussi l'impression d'un rêve magnifique.
Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave
Flaubert ? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l'éclat de poésie
qu'il a jeté dessus nous les montre dans l'espèce d'apothéose dont
l'art lyrique enveloppe ce qu'il touche.
Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte
mercenaire, qu'il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins
superbes, et il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette
longue étude sobre et parfaite qui s'appelle l'Éducation sentimentale.
Cette fois, il prit pour personnages, non plus des types comme dans la Bovary, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu'on rencontre tous les jours.
Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition
surhumain, il a l'air, tant il ressemble à la vie même, d'être exécuté
sans plan et sans intentions. Il est l'image parfaite de ce qui se
passe chaque jour ; il est le journal exact de l'existence ; et la
philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée
derrière les faits ; la psychologie est si parfaitement enfermée dans
les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que le
gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements
apparents, n'a pas compris la valeur de ce roman incomparable.
Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée
de ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si
profond, si voilé, si amer.
L'Éducation sentimentale,
méprisée par la plupart des critiques accoutumés aux formes connues et
immuables de l'art, a des admirateurs nombreux et enthousiastes qui
placent cette œuvre au premier rang parmi les œuvres de Flaubert.
Mais il lui fallait, par suite d'une de ces réactions nécessaires à
son esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il
refit une œuvre ébauchée autrefois, la Tentation de saint Antoine.
C'est là, certes, l'effort le plus puissant qu'ait jamais tenté un
esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur
inaccessible rendaient l'exécution d'un pareil livre presque au-dessus
des forces humaines.
Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l'a
fait assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de
nourritures succulentes mais par toutes les doctrines, toutes les
croyances, toutes les superstitions où s'est égaré l'esprit inquiet des
hommes. C'est le défilé colossal des religions escortées de toutes les
conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans les cerveaux
des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le désir de
l'impénétrable inconnu.
Puis, aussitôt achevée cette œuvre énorme, troublante, un peu
confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque
le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux
bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.
Voici quels sont l'idée et le développement de ce livre encyclopédique, Bouvard et Pécuchet, qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l'étude des connaissances humaines. »
Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se
lient d'une étroite amitié. L'un d'eux fait un héritage, l'autre
apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de
toute leur existence, et quittent la capitale. Alors ils commencent une
série d'études et d'expériences embrassant toutes les connaissances de
l'humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l'ouvrage.
Ils se livrent d'abord au jardinage, puis à l'agriculture, à la
chimie, à la médecine, à l'astronomie, à l'archéologie, à l'histoire, à
la littérature, à la politique, à l'hygiène, au magnétisme, â la
sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les
abstractions, tombent dans la religion, s'en dégoûtent, tentent
l'éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se
remettent à copier comme autrefois.
Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu'elles
apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C'est
en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une
prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns
aux autres, se détruisant les uns tes autres par les contradictions des
faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C'est
l'histoire de la faiblesse de l'intelligence humaine, une promenade
dans le labyrinthe infini de l'érudition avec un fil dans la main ; ce
fil est la grande ironie d'un penseur qui constate sans cesse, en tout,
l'éternelle et universelle bêtise.
Des croyances établies pendant des siècles sont exposées,
développées et désarticulées en dix lignes par l'opposition d'autres
croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page
en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une
autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée
par sa voisine.
Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans la Tentation de saint Antoine,
il l'a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C'est la
tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses,
contraires, absolues pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent
l'impuissance de l'effort, la vanité de l'affirmation et toujours
« l'éternelle misère de tout ».
La vérité d'aujourd'hui devient erreur demain ; tout est incertain,
variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de
vrai comme de faux. A moins qu'il. n'y ait ni vrai ni faux. La morale
du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science
est faite suivant les données fournies par un coin de l'étendue.
Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, qui est
beaucoup plus grand et qu'on ne peut découvrir. »
Ce livre touche à ce qu'il y a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l'homme : c'est l'histoire de l'idée
sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses
transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.
Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave
Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il
ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations
bourgeoises. Car l'idéal, pour la plupart des hommes, n'est autre chose
que l'invraisemblable. Pour les autres, c'est tout simplement le domaine de l'idée.
Les premiers romans de Flaubert ont été d'abord une étude de mœurs
très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d'images,
de visions.
Dans Bouvard et Pécuchet,
les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes.
Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des
êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un
comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette
procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes
qui personnifient l'humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours
ardents ; et invariablement l'expérience contredit la théorie la mieux
établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus
simple.
Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l'impuissance
humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une
justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l'auteur
avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de
sottises cueillies chez les grands hommes.
Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à
copier, ils ouvraient naturellement les livres qu'ils avaient lus et,
reprenant l'ordre naturel de leurs études, transcrivaient
minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils
avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d'inepties,
d'ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d'erreurs
énormes, d'affirmations honteuses, d'inconcevables défaillances des
plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit
sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise,
Flaubert l'avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la
rapprochant d'une autre, puis d'une autre, puis d'une autre, il en
avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et
toute affirmation.
Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes
demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en
entier.
Morale.
Amour.
Philosophie.
Mysticisme.
Religion.
Prophétie.
Socialisme (religieux et politique).
Critique.
Style
Esthétique. (...)