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Maupassant en audio mp3

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8 juillet 2009

Merci à Maupassantiana

Sur google, tu tapes "Maupassantiana" et tu tomberas sur mon Site de référence (les photos et/ou textes sont re-copiés de là-bas avec l'accord de la webmaster : Mme Benhamou)

Je crée ce Blog surtout pour dialoguer avec toi (blogueuse et blogueur) sur Maupassant et l'art de le lire ...

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8 juillet 2009

Lien de mon audioblog

http://audioblog.arteradio.com/Audiobooks

Car le comble est que je ne peux pas copier mes sons ici ...

et sur ce blog d'Arte, je ne peux pas "modérer" les commentaires comme ici ...

22 août 2008

Ami

Sauve-toi de lui s'il aboie ;
Ami, prends garde au chien qui mord
Ami prends garde à l'eau qui noie
Sois prudent, reste sur le bord.
Prends garde au vin d'où sort l'ivresse
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu'on trouve en chemin.
Pourtant ici tout ce que j'aime
Et que je fais avec ardeur
Le croirais-tu ? C'est cela même
Dont je veux garder ta candeur.

Maupassant, 2 juillet 1885
La Fournaise, Chatou

22 août 2008

Désirs

Le rêve pour les uns serait d'avoir des ailes,
De monter dans l'espace en poussant de grands cris,
De prendre entre leurs doigts les souples hirondelles,
Et de se perdre, au soir, dans les cieux assombris.

D'autres voudraient pouvoir écraser des poitrines
En refermant dessus leurs deux bras écartés ;
Et, sans ployer des reins, les prenant aux narines,
Arrêter d'un seul coup les chevaux emportés.

Moi ; ce que j'aimerais, c'est la beauté charnelle :
Je voudrais être beau comme les anciens dieux,
Et qu'il restât aux coeurs une flamme éternelle
Au lointain souvenir de mon corps radieux.

Je voudrais que pour moi nulle ne restât sage,
Choisir l'une aujourd'hui, prendre l'autre demain ;
Car j'aimerais cueillir l'amour sur mon passage,
Comme on cueille des fruits en étendant la main.

Ils ont, en y mordant, des saveurs différentes ;
Ces arômes divers nous les rendent plus doux.
J'aimerais promener mes caresses errantes
Des fronts en cheveux noirs aux fronts en cheveux roux.

J'adorerais surtout les rencontres des rues,
Ces ardeurs de la chair que déchaîne un regard,
Les conquêtes d'une heure aussitôt disparues,
Les baisers échangés au seul gré du hasard.

Je voudrais au matin voir s'éveiller la brune
Qui vous tient étranglé dans l'étau de ses bras ;
Et, le soir, écouter le mot que dit tout bas
La blonde dont le front s'argente au clair de lune.

Puis, sans un trouble au coeur, sans un regret mordant,
Partir d'un pied léger vers une autre chimère.
- Il faut dans ces fruits-là ne mettre que la dent :
On trouverait au fond une saveur amère.

22 août 2008

Sur Zola

Il est des noms qui semblent destinés à la célébrité, qui sonnent et qui restent dans les mémoires. Peut-on oublier Balzac, peut-on oublier Hugo quand une fois on a entendu retentir ces syllabes courtes et éclatantes ? Mais, de tous les noms littéraires, il n'en est point peut-être qui saute plus brusquement aux yeux et s'attache plus fortement au souvenir que celui de Zola. Il éclate comme deux notes de clairon, violent, tapageur, entre dans l'oreille, l'emplit de sa brusque et sonore gaieté. Zola, quel appel au public ! quel cri d'éveil ! et quelle fortune pour un écrivain de talent de naître ainsi doté par l'état civil !
    Et jamais nom est-il mieux tombé sur un homme ? Il semble un défi de combat, une menace d'attaque, un chant de victoire. Or qui donc, parmi les écrivains d'aujourd'hui, a combattu plus furieusement pour ses idées ; qui donc a attaqué plus brutalement ce qu'il croyait injuste et faux ; qui donc a triomphé plus vite et plus bruyamment de l'indifférence d'abord, puis de la résistance hésitante, du grand public ?
    Sa personne aussi répond à son talent. Âgé de quarante et quelques ans, il est de taille moyenne, un peu gros, d'aspect bonhomme mais obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu'on retrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé ; et le nez droit s'arrête, coupé net, comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre Supérieure, ombragée d'une moustache noire assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent méprisant, souvent ironique, tandis qu'un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure, d'une façon drôle et moqueuse. Toute sa personne ronde et forte donne l'idée d'un boulet de canon ; elle porte crânement son nom brutal aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.

    Que n'a-t-on pas dit de son œuvre ? Que n'en doit-on pas dire encore ? Il est brutal aussi, cet œuvre ; il a déchiré, crevé les conventions du comme-il-faut littéraire, passant au travers ainsi qu'un clown musculeux dans un cerceau de papier. Ce qu'a eu surtout cet écrivain, c'est l'audace du mot propre (je vois sourire les gens d'esprit) et le mépris des périphrases. Plus que personne, il pourrait dire, après Boileau :

J'appelle un chat un chat...

    Il semble même parfois pousser jusqu'au défi cet amour de la vérité nue. Son style large, plein d'images, n'est pas sobre et précis comme celui de Flaubert, ni ciselé et raffiné comme celui de Théophile Gautier, ni subtilement brisé, trouveur, compliqué, délicatement séduisant comme celui de Goncourt. Il est surabondant et impétueux comme un fleuve débordé qui roule de tout. Fils des romantiques, romantique malgré lui dans ses procédés (il l'avoue avec regret) il a fait d'admirables livres qui gardent quand même des allures de poèmes sans poésie voulue, de poèmes sans conventions poétiques, sans parti pris, où les choses quelles qu'elles soient, surgissent égales dans leur réalité, et se reflètent, élargies, jamais déformées, répugnantes ou séduisantes, laides ou belles indifféremment, dans ce miroir de vérité, grossissant, mais toujours fidèle et probe, que l'écrivain porte en lui.
    Le Ventre de Paris n'est-il pas le poème des nourritures ? L'Assommoir n'est-il pas le poème de la soûlerie ? Nana n'est-il pas le poème du vice ?
    Qu'est donc ceci, sinon de la haute poésie, sinon l'agrandissement magnifique de la gueuse. - « Elle demeurait debout, au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d'hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d'ossements, elle posait ses pieds sur des crânes ; et des catastrophes l'entouraient, la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont perdu dans les mers de Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l'imbécillité satisfaite de La Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe sorti la veille de prison. Son œuvre de ruine et de mort était faite ; la mouche envolée de l'ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu'à se poser sur eux. C'était bien, c'était juste : elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et, tandis que, dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ces victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. »

    Que de plaisanteries n'a-t-on point jetées à cet homme, de plaisanteries grossières et peu variées. Vraiment il est facile de faire de la critique littéraire en comparant éternellement un écrivain à un vidangeur en fonctions, ses amis à des aides, et ses livres à des dépotoirs. Ce genre de gaieté d'ailleurs n'émeut guère un convaincu qui sent sa force.
    Je ne voudrais point avoir l'air de rompre des lances pour Zola - il suffit, du reste, à se défendre et l'a souvent prouvé - mais je m'étonne de voir cette théorie de l'hypocrisie tellement enracinée chez nous, qu'on injurie odieusement un romancier parce qu'il réclame avec énergie la liberté de tout dire, la liberté de raconter ce que chacun fait. Nous nous jouons vraiment à nous-mêmes une étonnante comédie. A l'aide de quelques grands mots honneur, vertu, probité, etc., nous imaginons-nous sincèrement que nous sommes si différent de nous. Pourquoi mentir ainsi ? Nous ne trompons personne ! Sous tous ces masques rencontrés, tous les visages sont connus ! Nous nous faisons, en nous croisant, de fins sourires qui veulent dire : « Je sais tout » ; nous nous chuchotons à l'oreille les scandales, les histoires corsées, les dessous sincères de la vie ; mais, si quelque audacieux se met à parler fort, à raconter tranquillement, d'une voix haute et indifférente, tous les secrets de Polichinelle mondains, une clameur s'élève, et des indignations feintes, et des pudeurs de Messaline, et des susceptibilités de Robert Macaire.
    Personne peut-être, dans les lettres, n'a excité plus de haines qu'Émile Zola. Il a cette gloire de plus de posséder des ennemis féroces, irréconciliables, qui, à toute occasion, tombent sur lui comme des forcenés, emploient toutes les armes, tandis que lui les reçoit avec des délicatesses de sanglier. Ses coups de boutoir sont légendaires. Si quelquefois, malgré son indifférence, les horions qu'il a reçus l'ont un peu meurtri, que n'a-t-il pas pour se consoler ? Aucun écrivain n'est plus connu, plus répandu aux quatre coins du monde, plus incontesté même par ses adversaires, aucun ne jouit d'une plus large renommée.
    Il est du reste, un laborieux exemplaire. Levé tôt, il travaille, d'un trait, de huit heures du matin à une heure de l'après-midi. Et, dans le jour, il se rassied à sa table ; et il recommence le soir. Ennemi du monde et du bruit, il ne quitte presque plus Médan, où il reste enfermé neuf mois sur douze.
    Pour les gens qui cherchent dans la vie des hommes et dans les objets dont ils s'entourent les explications des mystères de leur esprit, Zola peut être un cas intéressant. Ce fougueux ennemi des romantiques s'est créé, à la campagne comme à Paris, les plus romantiques des demeures. A Paris, sa chambre est tendue de tapisseries anciennes, un lit Henri II s'avance au milieu de la vaste pièce éclairée par d'anciens vitraux d'église qui jettent leur lumière bariolée sur mille bibelots fantaisistes, inattendus en ce lieu. Partout des étoffes antiques, des broderies de soie vieillie, de séculaires ornements d'autel. A Médan, c'est plus étrange encore. L'habitation, une tour carrée au pied de laquelle se blottit une microscopique maisonnette, comme un nain qui voyagerait à côté d'un géant, n'a ni parc, ni charmille, ni belles allées ombreuses, ni vastes massifs de fleurs royales. Elle est tout simplement précédée d'un petit jardin potager, un petit jardin de curé, où on cherche un globe de verre. Une haie sépare cet enclos modeste de la ligne de chemin de fer. Mais quand on pénètre dans le sanctuaire, on demeure stupéfait.
    Zola travaille au milieu d'une pièce démesurément grande et haute, qu'un vitrage, donnant sur la plaine, éclaire dans toute sa largeur. Et cet immense cabinet est aussi tendu d'immenses tapisseries, encombré de meubles de tous les temps et de tous les pays. Des armures du Moyen Age, authentiques ou non, voisinent avec d'étonnants meubles japonais et de gracieux objets du XVIIIe siècle. La cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, pourrait brûler un chêne en un jour ; et la corniche est dorée à plein or, et chaque meuble est surchargé de bibelots. Et pourtant Zola n'est point collectionneur : il semble acheter pour acheter, un peu pêle-mêle, au hasard de sa fantaisie excitée, suivant les caprices de son œil, la séduction des formes ou de la couleur, sans s'inquiéter, comme Goncourt, des origines authentiques et de la valeur incontestable.
    Gustave Flaubert, au contraire, avait la haine du bibelot, jugeant cette manie niaise et puérile. Chez lui on ne rencontrait aucun de ces objets qu'on nomme « curiosités - antiquités », ou « objets d'art ». A Paris, son cabinet tendu de perse manquait de ce charme enveloppant qu'ont les lieux habités avec amour et ornés avec passion. Dans sa campagne de Croisset, la vaste pièce de cet acharné travailleur n'était tapissée que de livres. Puis, de place en place, quelques souvenirs de voyages ou d'amitié, rien de plus.
    Les psychologistes n'auraient-ils point là un curieux sujet d'observation ?

    Je n'ai point la prétention de faire en ce court article une étude sur Zola, l'homme, sa vie, son œuvre. La chose est faite, d'ailleurs, et va paraître incessamment. Un de ses plus intimes amis, Paul Alexis, a réuni en un petit volume tout ce qu'il sait (et il sait tout) du maître naturaliste. J'ai voulu seulement esquisser en quelques lignes la silhouette de ce grand et si curieux écrivain, au moment où Le Gaulois va publier son œuvre nouvelle, Pot-Bouille, le roman qu'il a mis le plus de temps à faire, et celui qui, dans le système qu'il semble avoir adopté des contrastes de livre à livre, doit être le roman calme, après cet éclatant roman Nana.

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22 août 2008

Styliana

M. JOURDAIN

    Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est donc que cela ?

LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE

    De la prose.

M. JOURDAIN

    Quoi ! quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles et me donnez mon bonnet de nuit », c'est de la prose ?

LE MAÎTRE DE PHILOSOPHIE

    Oui, monsieur.

    C'est de la prose, en effet. Tout le monde, assurément, écrit et parle en prose, puisque, d'après le maître de philosophie de M. Jourdain, il n'y a que prose et vers.
    Cependant, je serais bien près de penser tout autrement, et d'établir des distinctions infiniment plus subtiles que ne le faisait Molière. Ainsi, je ne démordrai jamais de ceci : que tous les discours politiques prononcés à la Chambre sont uniformément rédigés en charabia, et que les journaux, les trois quarts du temps, sont écrits en petit nègre, seule langue à la portée des foules. Donc, en générai : ni prose ni vers ; autour de nous tout est charabia et petit nègre. Est-il utile de le prouver ?
    Oui, sans doute, car tout homme qui sait remuer suffisamment sa langue pour demander une côtelette dans une gargote, ou pour s'informer comment se portent la « dame » et les « demoiselles » de son ami, nourrit la prétention outrageante et fantastique de parler français.
    Quiconque est capable de griffonner une lettre pousse la vanité jusqu'à s'imaginer qu'il a du style. Tout reporter se croit homme de lettres, et tout concierge, lisant l'œuvre d'un écrivain, s'érige en juge, déclare le livre bien ou mal écrit, selon qu'il correspond plus ou moins à la plate bêtise de son esprit.
    Qu'est-ce donc que le style ? dira-t-on. Au fond je n'en sais trop rien ; et je serais tenté de répondre encore à la façon de Molière : - « Pourquoi l'opium fait-il dormir ? - Quia habet virtutem dormitivam. » De même du style, malgré l'outrecuidance des grammairiens et professeurs qui nous enseignent les règles du bien écrire et qui prosifient eux-mêmes à la façon des cuisinières.
    Or, ces jours derniers, une petite discussion sur ce sujet, ouverte dans un grand journal du matin, m'a paru fort instructive. Un ménage qui s'intitulait bas-breton, mais que j'appellerais plus volontiers bas-bleu, écrivit à M. Francisque Sarcey pour lui demander son avis sur le sens d'une phrase d'Alphonse Daudet. Après avoir bien flairé l'alinéa comme on flaire un poisson de fraîcheur douteuse, désarticulé la construction, grammaire en main, pesé chaque mot, etc., ledit ménage éprouva le il besoin de soumettre le cas à un juge compétent et choisit M. Sarcey. L'éminent critique répondit en invoquant les privilèges du style moderne, qui ne ressemble plus à son frère classique ; le ménage riposta ; la querelle n'est pas finie.
    M. Sarcey terminait son dernier article à peu près par ces mots : « Comme ces questions sont plus intéressantes que les vaines querelles politiques et que toutes les inutiles discussions qui nous passionnent ! »
    Je me garderai bien de nier que ces questions soient intéressantes ; mais je les juge tout aussi vaines et tout aussi inutiles que les insupportables querelles politiques dont sont encombrés les journaux.

    Pourquoi ?
    Parce qu'on n'apprendra jamais aux Français à parler, ni à écrire leur langue ! Parce qu'ils lisent chaque jour la prose stupéfiante dont les journaux sont pleins, et qu'ils la savourent avec délices ; parce qu'ils considèrent M. Thiers comme un grand écrivain, et M. Manuel, auteur des Ouvriers, comme un poète !
    J'entendais dernièrement un homme de lettres de vraie race définir le style à peu près ainsi : « Une chose qui blesse le public, qui indigne le plus souvent les critiques, et qui révolte l'Académie. » Il ajoutait : « Le style, c'est la vérité, la variété et l'abondance de l'image ; le choix infaillible de l'épithète unique et caractéristique ; la justesse absolue du mot pour signifier la chose ; la concordance rythmique de la phrase avec l'idée. »
    Il disait encore : « La phrase doit être souple comme un clown, cabrioler en avant, en arrière, en l'air, de toutes les façons ; ne jamais faire deux culbutes pareilles, étonner sans cesse par la variété de ses poses et la multiplicité de ses allures. »
    Il disait aussi : « L'idée est l'âme du mot ; le mot, le corps de l'idée ; la phrase forme l'harmonie de cette âme et de ce corps. »
    Le lendemain même, j'ouvrais par hasard un volume de M. Thiers et je lisais ceci :
    « La terre était si couverte de neige qu'on ne voyait nulle part le sol... le combat dura huit heures ; et, le soir, six mille ennemis mordaient la poussière. » - Justesse de l'image !
    Puis voici que, par hasard, j'ouvris, quelques jours après, l'ouvrage de M. Troplong sur la propriété suivant le Code civil. La première phrase qui me frappa fut celle-ci .
    « Au milieu de tant d'institutions qui tombent ou vieillissent, la propriété reste debout, assise sur la justice et forte par le droit. C'est même la propriété qui, d'accord avec la famille, tient aujourd'hui la société puissamment amarrée sur la surface mobile de la démocratie. »
    Ô misère ! Lire cela ! Comme je voudrais connaître l'adresse du ménage bas-breton de M. Sarcey pour lui demander son avis !

    - Bonjour, mon cher. Vous allez bien ?
    - Merci. Pas mal, et vous ? Quel temps superbe !
    - Oui, mais le fond de l'air est froid.
    Qui n'a entendu vingt mille fois ce dialogue ?
    Or, dites-le-moi, s'il vous plait, ce que c'est que le fond de l'air ? Je connais le fond d'un plat, le fond d'une bouteille, les fonds de culottes, le fond de ma bourse ; mais, malgré les efforts désespérés de mon imagination, je ne puis me représenter le fond de l'air !
    Aussi, chaque fois que j'entends parler de ce fond invraisemblable, je reste rêveur et je regarde le vent comme on contemple ces gravures où il faut découvrir quelque visage dissimulé : « Cherchez le fond de l'air ! »
    Je ne nie point que je ne sois désespérément nerveux et susceptible, mais ces choses m'irritent comme une fausse note, comme le bruit d'une scie sur la pierre, comme le grincement d'une lime. Et voici que je n'ose plus ouvrir un journal, sûr que je suis de lire, chaque matin, dans toutes les feuilles, à quelque nuance politique qu'elles appartiennent, la superlativement étonnante figure suivante :
    « Nous sommes autorisés à annoncer que cette nouvelle n'a pas l'ombre d'un fondement. »"
    Oh ! messieurs les rédacteurs, que dites-vous là ?
    De quel fondement une nouvelle pourrait-elle avoir l'ombre ? Et cette ombre même, dont vous parlez, l'avez-vous jamais vue ? L'ombre d'un fondement ! Stupéfaction ! Songez aussi à l'opinion que les dames anglaises pourraient avoir de nous, si elles pénétraient toutes les finesses de notre langue ! Ce fondement les ferait mourir de pudeur indignée bien que vous ne partiez que de l'ombre de cet objet !
    Et voici une phrase d'ambassadeur illustre : « Tous ces bruits sont dénués de fondement ! »
    D'où viennent-ils donc, ces-bruits, monsieur l'ambassadeur ? Je m'arrête, il n'est que temps. Mais, quand je songe que vous avez écrit cela sans y penser, et que votre ministre l'a lu sans rire, j'ai le droit de dire que vous employez l'un et l'autre un français de cabinet.

    Quelle drôle de chose que jamais une comparaison ne marque son empreinte précise dans un esprit ! Un mot n'a donc, pour la plupart des gens, qu'une valeur relative ; il veut exprimer quelque chose, il est vrai, mais il n'éveille point brusquement une image nette et absolument exacte. On comprend à peu près le sens indiqué, on devine l'intention marquée, mais on ne voit donc pas la chose dite ? D'où vient cela ? pourquoi ne perçoit-on point immédiatement la valeur d'une expression comme celle d'une pièce de monnaie ?
    Je répondrai : pourquoi faut-il de longues études pour discerner une faïence de quarante mille francs d'une de quarante sous ; un plat hispano-mauresque à l'émail d'or, rayé, tout simple et royalement beau, d'un plat de Gien couvert d'ornements ?
    Pourquoi faut-il des experts savants à la salle Drouot pour discerner péniblement un original d'une copie ?...
    C'est pour la même raison que M. Jourdain, qui fait, sans le savoir, de la prose du matin au soir, n'est point juge, bien qu'il en pense, en ces questions de style si délicates, infiniment difficiles et éternellement controversées.

    P.-S. Dans ma dernière chronique sur la difficulté de mettre d'accord les lois humaines et les lois naturelles, l'amour et le mariage, je demandais l'opinion de Mlle Hubertine Auclert sans espérer beaucoup une réponse.

    Je reçois la lettre suivante :

       

Monsieur ,

    Dans votre article du 22 novembre, vous me proposez une question. Voici ma réponse :
    Pour chasser le malheur et l'immoralité de la vie conjugale, il faut mettre les lois d'accord avec la nature, et les mœurs en harmonie avec l'honnêteté.
    Je me réserve, d'ailleurs, de développer cette thèse, en continuant dans la
Citoyenne mon étude sur le mariage.
    Recevez, monsieur, mes empressées salutations
.

Hubertine Auclert.

    Je suivrai avec intérêt les développements de Mlle Hubertine Auclert, et je m'efforcerai de profiter des occasions qu'elle me fournira de reprendre cette thèse avec elle.

22 août 2008

Sur George Sand

George Sand a eu, toute sa vie, à combattre le préjugé ; et il est curieux de suivre dans ses lettres ses luttes continuelles contre ses plus fidèles amis, qui ne pouvaient s'accoutumer aux allures libres, à la large indépendance d'esprit et de mœurs, de cette femme en qui la nature s'était trompée.
    Que la société, cette portière à cancans, que les gens du monde, ces « sépulcres blanchis », aient fait un crime à cette révoltée de ses allures cavalières et de son profond mépris de l'opinion, on le comprend ; mais il est curieux que les hommes d'esprit eux-mêmes aient presque tous montré cette étroitesse, ces crises de sainte prud'homie.
    L'homme, en jugeant la femme, n'est jamais juste ; il la considère toujours comme une sorte de propriété réservée au mâle, qui conserve le droit absolu de la gouverner, moraliser, séquestrer à sa guise ; et une femme indépendante l'exaspère comme un socialiste peut exaspérer un roi.
    « L'opinion, dit George Sand, c'est, d'un côté, l'intolérance des femmes laides, froides ou lâches ; de l'autre, c'est la censure railleuse ou insultante des hommes qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes fidèles. Or, il n'est pas facile que la femme soit philosophe et chaste à la fois...
    « L'opinion, c'est la règle des gens sans âme et sans vertu... L'opinion que je respecte, c'est celle de mes amis. »
    Dans une fort belle lettre à sa mère, elle dit : " Vous, ma chère maman, vous avez souffert de l'intolérant des fausses vertus des gens à grands principes... »
    Et d'autre part : « Mon esprit antisocial et ma mépris pour tout ce que la plupart des homme respectent. »
    Et on trouve, en effet, dans toute la correspondant de cette femme une série d'axiomes philosophiques d'une surprenante largeur, d'une vérité inflexible et d'une tranquille sérénité dont on pourrait faire un Manuel des rapports sociaux.
    Peu d'êtres assurément ont eu un plus vif sentiment de la liberté, un plus profond respect de la nature des autres et une plus complète tolérance pour les défauts ou plutôt pour les divergences de tempérament de ses amis. Elle établit des principes d'amitié et de camaraderie avec une sagesse rare et souriante. Elle dit :
    « J'accepte tous les caractères, tels qu'ils sont, parce que je ne crois guère qu'il soit au pouvoir de l'homme de refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le sanguin ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre manière d'être dans l'habitude de la vie tient essentiellement à notre organisation physique, et je ne ferai un crime à personne d'être semblable à moi ou différent de moi. Ce dont je m'occupe, c'est du fond des pensées et des sentiments sérieux...
    « Mon Dieu ! quelle rage avons-nous donc ici-bas nous tourmenter mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner sans pitié tout qui n'est pas taillé sur notre patron ?... »
    Et toujours reparaît son invincible besoin d'indépendance. « Être toute seule dans la rue et me dire à moi-même : Je dînerai à quatre heures ou à sept heures, suivant mon bon plaisir. Je passerai par le Luxembourg pour aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel est mon caprice... »
    Or, l'innombrable armée des Prudhommes moralisants pardonne volontiers les fautes couvertes, les péchés que lave l'eau bénite ; mais qu'une femme, une simple femme, leur ose dire : « Je dînerai à quatre heures ou à sept heures suivant mon bon plaisir... » ils s'écrieront : « Miséricorde ! quelle déréglée ! »

    Avec cette nature, il n'est pas étonnant que la vie conjugale lui ait été bientôt insupportable. Son mari avait, sans doute, l'instinct dominateur de tous les hommes ; elle avait, de son côté, l'instinct de révolte de tous les forts, et l'existence commune leur devint impossible. Un peu nonchalante jusque-là, elle ne semble pas avoir songé à quitter le baron Dudevant, jusqu'au jour où elle découvrit dans un tiroir un testament de lui, destiné à n'être ouvert qu'après sa mort. Comme elle était femme, elle l'ouvrit tout de suite, et y trouva un vrai réquisitoire à son endroit. Sa résolution fut prise en un instant. Ils se séparèrent à l'amiable, et elle vint à Paris avec une rente de trois mille francs.
    Trois mille francs, c'était bien peu. Elle songea aux moyens d'augmenter ses revenus, et c'est alors que la pensée d'écrire la saisit. « Je m'embarque, dit-elle, sur la mer orageuse de la littérature. Il faut vivre. »
    Voici une des plus curieuses observations à faire sur ce remarquable écrivain, c'est qu'il ne fut pas travaillé dès l'enfance, comme tous les grands artistes, par l'impérieux besoin de traduire ses pensées, ses visions, ses sensations, ses rêves. Jamais elle n'a ce frisson d'art, :l'émotion du sujet trouvé, de la scène qui se dessine, d'ivresse de la création, le bonheur de l'enfantement. La joie profonde de la page écrite, et qu'on croit toujours parfaite, dans cette griserie du travail, ne met jamais du feu dans ses veines et un peu de folie dans sa tête. Elle ne pense toujours qu'à l'argent dont elle a besoin, et ne .désire pas même de gros bénéfices, un modeste salaire lui suffit - de quoi vivre aisément. Elle accomplit ce métier superbe de pondeur d'idées, comme un menuisier fait des tables, avec la pensée constante de l'argent gagné. Et nous trouvons là, en face de son large besoin d'indépendance, un vif instinct de ménagère, un côté pot-au-feu très marqué.
    Elle est bonne maman, dans le sens commun du mot. Elle n'a pas, enfin, la grandeur qu'on voudrait en cette femme émancipée et si supérieure.
    Elle dit, en vingt endroits différents de ses lettres : « Je songe donc uniquement à augmenter mon bien par quelques profits. Comme je n'ai nulle ambition d'être connue je ne le serai point... » - Et, un peu plus tard : « Et puis, voyez l'étrange chose, la littérature devient une passion... Vous vous trompez pourtant si vous croyez que l'amour de la gloire me possède. J'ai le désir de gagner quelque argent. »
    « J'ai au moins le bonheur d'être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »
    C'est donc la nécessité seule qui l'a faite artiste, et non l'éclosion normale du talent qui perce et grandit, malgré tous les obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.

    Mais c'est peut-être seulement dans son sexe qu'il faut chercher la cause de cette indifférence pour l'art lui-même. De toutes les passions, l'amour de l'art pour l'art est assurément la plus désintéressée. A côté du désir très légitime de gagner de l'argent, à côté du besoin tout naturel de renommée, l'artiste aime et doit aimer frénétiquement ce qu'il enfante. Aux heures de production, il ne songe ni à l'or ni à la gloire, mais à l'excellence de son œuvre. Il frémit aux trouvailles qu'il fait, s'exalte, comme hors de lui-même, devenu une sorte de machine intellectuelle à produire le beau, et il aime son ouvrage uniquement parce qu'il le croit bien.
    Or il est à remarquer que dans ses lettres George Sand oppose souvent l'idée de l'argent à l'idée de gloire, mais jamais à l'idée d'art.
    Il est en outre une observation constante à faire chez toutes les femmes, c'est qu'elles sont obstinément fermées à tout sentiment qui ne les intéresse pas directement.
    Jamais elles ne peuvent être juge impartial d'une chose ou d'une idée, se soustraire à leurs tendances, à leurs affections, à leurs sympathies ou à leurs antipathies, pour apprécier quoi que ce soit avec une complète indifférence. Une chose leur plaît ou ne leur plaît pas, les séduit ou les repousse ; mais toujours leur personnalité persiste invinciblement, et jamais elles ne pourront sortir d'elles-mêmes pour déclarer beau ce qui choque leur nature ou même ce qui ne s'adresse en rien à leur personne, à leurs croyances, ou à leurs intimes sentiments.
    L'au-delà d'elles-mêmes leur est étranger. Elles sont, en un mot, passionnelles, inconsciemment mais constamment personnelles, enfermées en elles-mêmes, condamnées à elles-mêmes.
    Eh bien, dans ces cent quarante lettres de George Sand, jamais on ne trouve une ligne qui ne se rapporte à des choses personnelles. Jamais d'envolement dans les ides pures, jamais de réflexions étrangères à elle ou à ses amis ; jamais elle n'est sortie d'elle-même une minute, pour devenir un simple esprit qui voit, rêve, raisonne et parle, sans croyances préconçues et sentiments intéressés.
    Elle ne semble même pas avoir connu cette sensation singulière et puissante de cesser d'être soi pour devenir ce qu'on écrit, pour revivre dans un personnage rêvé. Et quand, épuisée de fatigue après un jour de travail, elle s'adresse à ses amis, elle se plaint presque : « J'attendrai pour cela un jour où j'aurai de l'âme, un jour où je serai Othello. Pour aujourd'hui je suis chien... J'ai mis tout ce que j'avais de cœur et d'énergie sur des feuilles de papier Weyneu ; mon âme est sous presse, mes facultés sont dans la main du prote. Infâme métier ! Les jours où je le fais, il ne me reste plus rien le soir. »

    Une femme, la passion toujours la domine et lui fait proclamer parfois de singulières choses : « Il est bien vrai que le roi Louis-Philippe est l'ennemi de l'humanité », dit-elle. Le roi d'Yvetot ne l'était-il pas autant ? Elle écrit à son fils : « Mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux conséquences des liaisons avec les aristocrates. » Elle écrit à la comtesse d'Agoult (Daniel Stern) : « Il faut que vous soyez, en effet ; bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes comtesse. » Voilà la femme avec ses petitesses et ses préjugés.
    Puis, soudain, un de ses amis se mariant : « Vous vous mariez, mon bon camarade. Le bien et le mal n'existant pas par eux-mêmes, et le bonheur, comme le malheur, étant dans l'idée qu'on s'en fait, vous vous croyez content, donc vous l'êtes. »
    Voilà l'esprit large et libre.
    Elle écrit à un autre ami : « Le mariage est un état si contraire à toute espèce d'union et de bonheur, que j'ai peur avec raison. »
    Et à un autre, qui était saint-simonien : « Un jour, vous ne croirez plus à aucune secte religieuse, à aucun parti politique, à aucun système social. »
    Mais ces élans d'indépendance ne durent guère, et toujours on la sent combattue, tiraillée entre les besoins de liberté de son intelligence et les besoins de foi de la femme, foi en quelque chose, en quelqu'un, foi dans la religion ou dans la Révolution.
    Et, comme tous les grands esprits, toujours aussi on la voit découragée, écœurée, révoltée, blessée par l'égoïsme, l'étroitesse, l'intolérance et l'éternelle bêtise des hommes. « Voyez-vous, dit-elle souvent, l'espèce humaine est mon ennemie. »

22 août 2008

Question littéraire

Le remarquable écrivain qui signe Nestor au Gil Blas a consacré un long article à la discussion de ma dernière chronique, où j'appréciais le volume de mon confrère J.-K. Huysmans.
    Mon contradicteur ayant, dans sa critique, mis en cause tous ceux qu'il appelle les romanciers nouveaux, apprécié leur méthode et jugé leur poétique, je reviens sur ce sujet.
    Et d'abord, en principe, je déclare à mon aimable confrère que je crois tous les principes littéraires inutiles. L'œuvre seule vaut quelque chose, quelle que soit la méthode du romancier. Un homme de talent ou de génie met en préceptes ses qualités et même ses défauts ; et voilà comment se fondent toutes les écoles. Mais, comme c'est en vertu des règles établies ou acceptées par les écrivains d'un tempérament différent qu'on attaque les livres du rival, les discussions ont cela d'excellent qu'elles peuvent servir à expliquer les œuvres et faire comprendre la légitimité des revendications artistiques, le droit de chaque littérateur de comprendre l'art à sa façon, du moment qu'il est doué d'assez de talent pour imposer sa manière de voir.
    Or, j'ai dit, en parlant des romans de Dumas père (et de là vient la querelle de Nestor) qu'un invincible ennui me gagne à la lecture de cette accumulation d'incroyables inventions ; et, sentant bien dans quelle colère j'allais jeter les admirateurs des Trois Mousquetaires, j'eus soin de me mettre à l'abri derrière cette phrase de Balzac : « On est vraiment fâché d'avoir lu cela. Rien n'en reste que le dégoût pour soi-même d'avoir ainsi gaspillé son temps. »
    Et, là-dessus, mon confrère s'écrie que je montre un dédain transcendant pour les romans qui amusent ; et que les récits merveilleux qui ont diverti déjà trois générations ne sont, à mes yeux, que des sottises.
    J'admire infiniment l'imagination, et je place ce don au même rang que celui de l'observation ; mais je crois que, pour mettre en œuvre l'un ou l'autre, de façon à faire dire aux vrais artistes : « Voici un livre », il faut un troisième don, supérieur aux deux autres et qui faisait défaut à Dumas, malgré sa prodigieuse astuce de conteur. Ce don, c'est l'art littéraire. Je veux dire cette qualité singulière de l'esprit qui met en œuvre ce je ne sais quoi d'éternel, cette couleur inoubliable, changeante avec les artistes, mais toujours reconnaissable, l'âme artistique enfin qui est dans Homère, Aristophane, Eschyle, Sophocle, Virgile, Apulée, Rabelais, Montaigne, Saint-Simon, Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, Montesquieu, Voltaire, Chateaubriand, Musset, Hugo, Balzac, Gautier, Baudelaire, etc., etc., et qui n'est pas plus dans les romans de Dumas père que dans ceux de M. Cherbuliez, que je citais aussi l'autre jour. Mlle de Scudéry, le vicomte d'Arlincourt, Eugène Sue, Frédéric Soulié, ont affolé leurs générations. Qu'en reste-t-il ? Ce qui restera de Dumas père quand son fils aura disparu. Rien qu'un souvenir, bien que Dumas soit, à mon sens, infiniment supérieur à ceux que je viens de citer.
    Don Quichotte, ce roman des romans, est une œuvre d'imagination, et, bien que traduit, il nous donne la sensation d'une merveille d'art inestimable. Gil Blas est une œuvre d'imagination, Gargantua également, et aussi l'adorable livre de Gautier, Mademoiselle de Maupin.
    Et ils vivront éternellement, parce qu'ils sont animés de ce souffle qui vivifie.
    En dehors de l'art, pas de salut. L'art, est-ce le style ? dira-t-on. Non assurément, bien que le style en soit une large partie. Balzac écrivait mal ; Stendhal n'écrivait pas ; Shakespeare traduit nous donne des soulèvements d'admiration.
    L'art, c'est l'art, et je n'en sais pas plus.
    Opium facit dormire quia habet virtutem dormitivam.
    L'art nous donne la foi dans l'invraisemblable, anime ce qu'il touche, crée une réalité particulière, qui n'est ni vraie, ni croyable, et qui devient les deux par la force du talent.
    Mais il faut distinguer entre ce dieu et les Pygmalions d'aventure.

    Partant de ce principe que nos sens ne peuvent nous rien révéler au-delà de ce qui existe, que les plus grands efforts de notre imagination n'aboutissent qu'à coudre ensemble des bouts de vérité disparates, les romanciers nouveaux en ont conclu que, au lieu de s'évertuer à déformer le vrai, il valait mieux s'efforcer de le reproduire tout simplement. Cette méthode a sa logique. Mon confrère Nestor l'admet parfaitement ; mais, quand je prétends que M. Folantin, le personnage de Huysmans, ce triste employé à la recherche d'un dîner passable, est d'une navrante vérité, le rédacteur du Gil Blas me répond : « Non pas ! il est de pure fantaisie, il me laisse froid. » Et Nestor en donne immédiatement la raison probante que voici : « Comme j'ai, grâce au ciel, une excellente cuisinière, ces angoisses ne m'intéressent pas du tout. » Or, mon cher confrère, comme la mienne est beaucoup moins bonne que la vôtre, je continuerai jusqu'à ce qu'elle soit formée, ce qui ne tardera pas, je l'espère du moins - je continuerai, dis-je, à être ému par les désagréments d'estomac qu'éprouvent les gens mal nourris.
    Mais j'avoue que ce genre de critique me jette en un grand embarras. Si chaque lecteur exige que je le fasse coucher dans son lit, manger sa cuisine ordinaire, boire le vin qu'il est accoutumé de boire, aimer les femmes qui auront les cheveux de la sienne, s'intéresser aux enfants portant le petit nom de son fils ou de sa fille, et refuse de comprendre des angoisses, des douleurs ou des joies qu'il n'a point traversées, s'il arrive à proclamer : « Je ne m'intéresserai jamais à tout être qui n'est pas moi et moi seul », il faut renoncer à faire du roman.
    Si un de mes personnages, monté dans un fiacre, verse et se casse un bras, vous me répondrez : « Cela m'est bien égal, j'ai un parfait cocher. » Si je fais subir à une jeune femme un accouchement douloureux, vous me répondrez : « Je m'en moque un peu, je ne suis pas femme. »
    Si je fais se noyer un jeune homme, dans une promenade sur la Seine, direz-vous : « Que m'importe, je ne vais jamais sur l'eau » ?
    Mon confrère Nestor ajoute, il est vrai : « Ah ! si vous m'eussiez raconté les déceptions de la vie d'un employé, ses ambitions, ses amours, ses craintes de l'avenir, bien que mes ambitions, mes amours, mes craintes, soient d'une autre nature, le point de contact serait trouvé. »
    J'en doute un peu. L'ambition d'un employé, c'est (avancement de 300 francs tous les trois ans. Ses déceptions viennent de la gratification rognée ; ses amours sont à trop bon marché pour nous ; ses craintes de l'avenir se bornent à ne pouvoir atteindre le maximum de la retraite. Voilà tout.
    Et quand je vous aurai décrit cette vie, vous vous déclarerez satisfait ? Et vous me refusez le droit de prendre un employé philosophe, résigné, qui se dit : « Je n'ai pas d'espoir, pas d'avenir. Je tournerai toujours dans le même cercle. Je le sais, je n'y peux rien :tâchons su moins de ne pas trop souffrir physiquement dans cette misère. »
    Et il s'efforce inutilement de se faire une vie matérielle supportable. Il est à vau-l'eau, il le sait, ne résiste pas ; mais il voudrait au moins avoir bonnes les heures de table, les autres étant si mauvaises. Et vous dites que cela n'est pas juste, pas humain, pas légitime ?
    Quand donc cessera-t-on, de discuter les intentions, de faire aux écrivains des procès de tendance, pour ne leur reprocher que leurs manquements à leur propre méthode, que les fautes qu'ils ont pu commettre contre les conventions littéraires adoptées et proclamées par eux ?

22 août 2008

Par-delà

Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s'amusent, ceux qui sont contents.
    Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis, tout ce qu'ils voient, tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils entendent.
    Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu des enfants. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de distractions.
    Ils ne s'ennuient ni les uns ni les autres.
    La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.
    Mais d'autres hommes, parcourant d'un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.
    Dès qu'ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu'attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.
    Heureux ceux qui ne connaissent pas l'écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées ; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, les mêmes meubles, le même horizon, le même ciel, de sortir par les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s'aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout lasse. Faut-il que nous ayons l'esprit lent, fermé, et peu exigeant pour nous contenter de ce qui est. Comment se fait-il que le public du monde n'ait pas encore crié : « Au rideau ! », n'ait pas demandé l'acte suivant avec d'autres êtres que l'homme, d'autres formes, d'autres fêtes, d'autres plantes, d'autres astres, d'autres inventions, d'autres aventures.
    Vraiment personne n'a donc encore éprouvé la haine du visage humain toujours pareil, la haine du chien qui rôde par les rues, la haine surtout du cheval, animal horrible monté sur quatre perches et dont les pieds ressemblent à des champignons.
    C'est de face, qu'il faut voir un être pour en juger la plastique. Regardez de face un cheval, cette tête informe, cette tête de monstre plantée sur deux jambes minces, noueuses et grotesques ! Et quand elles traînent des fiacres jaunes, ces affreuses bêtes, elles deviennent des visions de cauchemar. Où fuir pour ne plus voir ces choses vivantes ou immobiles, pour ne pas recommencer toujours, toujours, tout ce que nous faisons, pour ne plus parler et pour ne plus penser ?

    Vraiment nous nous contentons de peu. Est-ce possible que nous soyons joyeux, rassasiés ? Que nous ne nous sentions pas sans cesse ravagés par un torturant désir de nouveau, d'inconnu ?
    Que faisons-nous ? A quoi se bornent nos satisfactions ? Regardons les femmes surtout. Le plus grand mouvement de leur pensée consiste à combiner les couleurs et les plis des étoffes dont elles cacheront leur corps, pour le rendre désirable. Quelle misère !
    Elles rêvent d'amour. Murmurer un mot, toujours le même, en regardant au fond des yeux un homme. Et voilà tout. Quelle misère !
    Et nous, que faisons-nous ? Quels sont nos plaisirs ?
    Il est, paraît-il, délicieux de se tenir d'aplomb sur le dos d'un cheval qui court, de le faire sauter par-dessus des barrières, de savoir lui faire exécuter des mouvements quelconques avec des pressions de genou ?
    Il est, paraît-il, délicieux de parcourir les bois et les champs avec un fusil dans les mains et de tuer tous les animaux qui s'enfuient devant vos pas, les perdrix qui tombent du ciel en semant une pluie de sang, les chevreuils aux yeux si doux, qu'on aimerait caresser, et qui pleurent comme des enfants ? Il est, paraît-il, délicieux de gagner ou de perdre de l'argent en échangeant, avec un autre homme, des petits cartons de couleur, suivant des règles acceptées ? On passe des nuits à ces jeux, on les aime d'une façon désordonnée !
    Il est délicieux de sauter en cadence ou de tourner en mesure avec une femme entre les bras ? Il est délicieux de poser sa bouche sur les cheveux de cette femme, quand on l'aime, ou même sur le bord de ses vêtements.
    Voilà tous nos grands plaisirs ! Quelle misère !

    D'autres hommes aiment les arts, la Pensée ! Comme si elle changeait, la pensée humaine ?
    La peinture consiste à reproduire avec des couleurs les monotones paysages sans qu'ils ressemblent même jamais à la nature, à dessiner des hommes, toujours des hommes, en s'efforçant, sans y jamais parvenir, de leur donner l'aspect des vivants. On s'acharne ainsi, inutilement, pendant des années, à imiter ce qui est ; et on arrive à peine, par cette copie immobile et muette des actes da la vie, à faire comprendre aux yeux exercés ce qu'on a voulu tenter.
    Pourquoi ces efforts ? Pourquoi cette imitation vaine ?
    Pourquoi cette reproduction banale de choses si tristes par elles-mêmes ? Misère !
    Les poètes font avec des mots ce que les peintres essayent avec des nuances ? Toujours pourquoi ?
    Quand on a lu les quatre plus habiles, les quatre plus ingénieux, il est inutile d'en ouvrir un autre. Et on ne sait rien de plus. Ils ne peuvent, eux aussi, ces hommes, qu'imiter l'homme ! Ils s'épuisent en un labeur stérile. Car l'homme ne changeant pas, leur art inutile est immuable. Depuis que s'agite notre courte pensée, l'homme est le même ; ses sentiments, ses croyances, ses sensations, sont les mêmes, il n'a point avancé, il n'a point reculé, il n'a point remué. A quoi me sert d 'apprendra ce que je suis, de lire ce que je pense, de me regarder moi-même dans les banales aventures d'un roman ?
    Ah ! si les poètes pouvaient traverser l'espace, explorer les astres, découvrir d'autres univers, d'autres êtres, varier sans cesse pour mon esprit la nature et la forme des choses, me promener sans cesse dans un inconnu changeant et surprenant, ouvrir des portes mystérieuses sur des horizons inattendus et merveilleux, je les lirais jour et nuit. Mais ils ne peuvent, ces impuissants, que. changer la place d'un mot, et me montrer mon image, comme les peintres. A quoi bon ? Car la pensée de l'homme est immobile.
    Les limites précises, proches, infranchissables, une fois atteintes, elle tourne comme un cheval dans un cirque, comme une mouche dans une bouteille fermée, voletant jusqu'aux parois où elle se heurte toujours. Nous sommes emprisonnés en nous-mêmes, sans parvenir à sortir de nous, condamnés à traîner le boulet de notre rêve sans essor.
    Tout le progrès de notre effort cérébral consiste à constater des faits insignifiants au moyen d'instruments ridiculement imparfaits qui suppléent cependant un peu à l'incapacité de nos organes. Tous les vingt ans, un pauvre chercheur qui meurt à la peine, découvre que l'air contient un gaz encore inconnu, qu'on dégage une force impondérable, inexplicable et inqualifiable en frottant de la cire sur du drap, que parmi les innombrables étoiles ignorées il s'en trouve une qu'on n'avait pas encore signalée dans le voisinage d'une autre vue et baptisée depuis longtemps. Qu'importe ?
    Nos maladies viennent de microbes ? Fort bien. Mais d'où viennent les microbes ? et les maladies de ces invisibles eux-mêmes ? Et les soleils, d'où viennent-ils ?
    Nous ne savons rien, nous ne voyons rien, nous ne pouvons rien, nous ne devinons rien, nous n'imaginons rien, nous sommes enfermés, emprisonnés en nous. Et des gens s'émerveillent du génie humain !
    Notre mémoire ne peut même pas contenir le dix millième des confuses et misérables observations faites par nos savants et enregistrées dans des livres. Nous ne savons même pas constater notre faiblesse et notre incapacité ; car, ne faisant que comparer l'homme à l'homme, nous mesurons mal son impuissance générale et définitive.
    Il n'est pas de remède. Les uns voyagent. Ils ne verront jamais autre chose que des hommes, des arbres et des animaux.
    C'est en voulant aller loin qu'on comprend bien comme tout est proche, et court et vide. - C'est en cherchant l'inconnu qu'on s'aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini. - C'est en parcourant la terre qu'on voit bien comme elle est petite et toujours pareille.
    Heureux ceux dont les appétits sont proportionnés aux moyens, qui vivent satisfaits de leur ignorance et de leurs plaisirs, ceux que ne soulèvent point sans cesse des élans impétueux et vains vers l'au-delà, vers d'autres choses, vers l'immense mystère de l'Inexploré.
    Heureux ceux qui s'intéressent encore à la vie, qui la peuvent aimer ou supporter.

    Le romancier J. K. Huysmans, dans son livre stupéfiant, qui a pour titre A Rebours, vient d'analyser et de raconter de la façon la plus ingénieuse, la plus drôle et la plus imprévue, la maladie d'un de ces dégoûtés.
    Son héros, Jean des Esseintes, ayant touché à tous les plaisirs, à toutes les choses réputées charmantes, à tous les arts, à tous les goûts, trouvant insipide la vie, odieuses les heures monotones et semblables, se fabrique, à force d'imagination et de fantaisie, une existence absolument factice, absolument cocasse, vraiment à rebours de tout ce qu'on fait ordinairement.
    Voici d'abord, pour donner l'idée de l'état d'esprit de ce singulier personnage : - « Il songeait simplement à se composer, pour son plaisir personnel et non plus pour l'étonnement des autres, un intérieur confortable et paré néanmoins d'une façon rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée aux besoins de sa future solitude.
    « ...Lorsqu'il ne resta plus qu'à déterminer l'ordonnance de l'ameublement et du décor, il passa de nouveau en revue la série des couleurs et des nuances.
    « Ce qu'il voulait, c'étaient des couleurs dont l'expression s'affirmât aux lumières factices des lampes...
    « Lentement il tira, un à un, les tons.
    « ... Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement : le rouge, l'orangé, le jaune.
    « A toutes, il préférait l'orangé, confirmant ainsi par son propre exemple, la vérité d'une théorie qu'il déclarait d'une exactitude presque mathématique : à savoir qu'une harmonie existe entre la nature sensuelle d'un individu vraiment artiste, et la couleur que ses yeux voient d'une façon plus spéciale et plus vive.
    « En négligeant en effet le commun des hommes dont les grossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune des couleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de leurs nuances ; en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à la pompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes ; en ne conservant plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercées par la littérature et par l'art, il lui semblait certain que l'œil ce celui d'entre eux qui rêve d'idéal, qui réclame des illusions, sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle, pourvu toutefois qu'ils demeurent attendris, et ne dépassent pas la lisière où ils aliènent leur personnalité et se transforment en de purs violets et de francs gris.
    « ... Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux, dont l'appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques, chérissent, presque tous, cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides
    l'orangé. »

    Alors, par une suite de transpositions, de tromperies voulues de l'œil, de l'odorat, de l'ouïe, du goût, Jean des Esseintes se procurait une série de sensations déplacées, à rebours, qui prenaient pour lui un charme subtil, raffiné, pervers, dans la déviation même des organes trompés et des instincts dévoyés. Ainsi « le mouvement lui paraissait inutile (pour voyager) et l'imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité des faits ».
    Du moment que les vins habilement travaillés vendus dans les restaurants renommés, trompent les gourmets au point que le plaisir éprouvé par eux en dégustant ces breuvages altérés et factices est absolument identique à celui qu'ils goûteraient en savourant le vin naturel et pur, pourquoi ne pas transporter cette captieuse déviation, cet adroit mensonge dans le monde de l'intellect. Nul doute qu'on ne puisse alors, et aussi facilement que dans le monde matériel, jouir de chimériques délices, semblables en tous points aux vraies, et même beaucoup plus séduisantes pour un esprit désabusé, par cela même quelles sont factices. Donc, à son avis, il était possible de contenter les désirs réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication de l'objet poursuivi par ces désirs mêmes.
    Alors commence une série d'expériences bizarres et cocasses. - « Comme il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l'attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste confiné dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière tenant tel article à l'exclusion de tel autre, quel monotone magasin de prairies et d'arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers ! »
    Que fait-il ? Il voyage, par exemple, au moyen des odeurs : « Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et il débuta par une phrase sonore, ample, ouvrant tout d'un coup une échappée de campagne immense. Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d'ambroisie, de lavande, de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu'elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu'on lui décerne « d'extrait de pré fleuri » ; puis, dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d'oranger et d'amande, et aussitôt d'artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s'éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l'extrait de tilia de Londres... »
    Avec des odeurs de produits chimiques il évoque une ville d'usines, des ports de mer avec des senteurs marines et goudronneuses : il rappelle les jardins en fleurs, change de latitude, fait naître en sa pensée « une nature démente et sublimée, pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l'hédiosmia de la Jamaïque aux odeurs françaises du jasmin, de l'aubépine et de la verveine, poussant en dépit des saisons et des climats, des arbres d'essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l'odeur du grand pré éventé par les lilas et les tilleuls ».

    Je ne pourrais tenter l'analyse complète du livre de Huysmans, de ce livre extravagant et désopilant, plein d'art, de fantaisie bizarre, de style pénétrant et subtil, de ce livre qu'on pourrait appeler « l'histoire d'une névrose ».
    Mais pourquoi donc ce névrosé m'apparaîtrait-il comme le seul homme intelligent, sage, ingénieux, vraiment idéaliste et poète de l'univers, s'il existait ?

22 août 2008

Notes sur Swinburne

Il est fort difficile de parler au public français d'un poète anglais comme M. Swinburne, quand on ne sait pas sa langue, et c'est mon cas. J'ai rencontré autrefois ce poète dont la physionomie bizarre est des plus intéressantes, et même des plus inquiétantes, car il me fait l'effet d'une sorte d'Edgar Poe idéaliste et sensuel, avec une âme d'écrivain plus exaltée, plus dépravée, plus amoureuse de l'étrange et du monstrueux, plus curieuse, chercheuse et évocatrice des raffinements subtils et antinaturels de la vie et de l'idée que celle de l'Américain simplement évocatrice de fantômes et de terreurs, et j'ai gardé de mes quelques entrevues avec lui l'impression de l'être le plus extravagamment artiste qui soit peut-être aujourd'hui sur le monde.
    Artiste, il l'est en même temps à la manière ancienne et à la manière moderne. Lyrique, épique, épris du rythme, poète d'épopée, plein du souffle grec, il est aussi un des plus raffinés et des plus subtils, parmi les explorateurs de nuances et de sensations qui forment les écoles nouvelles.
    Voici comment je l'ai connu. J'étais fort jeune, et passant l'été sur la plage d'Étretat. Un matin vers dix heures, des marins arrivèrent en criant qu'un nageur se noyait sous la Porte d'amont. Ils prirent un bateau, et je les accompagnai. Le nageur ignorant le terrible courant de marée qui passe sous cette arcade avait été entraîné, puis recueilli par une barque qui pêchait derrière cette porte, appelée communément la Petite Porte.
    J'appris le soir même que le baigneur imprudent était un poète anglais, M. Algernon Charles Swinburne, descendu depuis quelques jours chez un autre Anglais, avec qui je causais quelquefois sur le galet, M. Powel, propriétaire d'un petit chalet qu'il avait baptisé « Chaumière Dolmancé ».
    Ce M. Powel étonnait le pays par une vie extrêmement solitaire et bizarre aux yeux de bourgeois et de matelots peu accoutumés aux fantaisies et aux excentricités anglaises.
    Il apprit que j'avais essayé, trop tard, de porter secours à son ami, et je reçus une invitation à déjeuner pour le jour suivant. Les deux hommes m'attendaient dans un joli jardin ombragé et frais derrière une toute basse maison normande construite en silex et coiffée de chaume. Ils étaient tous deux de petite taille, M. Powel gras, M. Swinburne maigre, maigre et surprenant à première vue, une sorte d'apparition fantastique. C'est alors que j'ai pensé, en le regardant pour la première fois, à Edgar Poe. Le front était très grand sous des cheveux longs, et la figure allait se rétrécissant vers un menton mince ombré d'une maigre touffe de barbe. Une très légère moustache glissait sur des lèvres extraordinairement fines et serrées et le cou qui semblait sans fin unissait cette tête, vivante par les yeux clairs, chercheurs et fixes, à un corps sans épaules, car le haut de la poitrine paraissait à peine plus large que le front. Tout ce personnage presque surnaturel était agité de secousses nerveuses. Il fut très cordial, très accueillant ; et le charme extraordinaire de son intelligence me séduisit aussitôt.
    Pendant tout le déjeuner on parla d'art, de littérature et d'humanité ; et les opinions de ces deux amis jetaient sur les choses une espèce de lueur troublante, macabre, car ils avaient une manière de voir et de comprendre qui me les montrait comme deux visionnaires malades, ivres de poésie perverse et magique.
    Des ossements traînaient sur des tables, parmi eux une main d'écorché, celle d'un parricide, paraît-il, dont le sang et les muscles séchés restaient collés sur les os blancs. On me montra des dessins et des photographies fantastiques, tout un mobilier de bibelots incroyables. Autour de nous rôdait, grimaçant et inimaginablement drôle, un singe, familier, plein de tours et de farces à faire, pas un singe, un ami muet de ses maîtres, un ennemi sournois des nouveaux venus. Le singe fut pendu, m'a-t-on dit, par un des jeunes domestiques des Anglais, qui en voulait à l'animal. Le mort fut enterré au milieu du gazon, devant la porte du logis. On fit venir, pour le poser sur son cercueil, un énorme bloc de granit où fut gravé simplement le nom « Nip » et qui portait sur la partie haute, comme dans les cimetières d'Orient, une coupe d'eau pour les oiseaux.
    Quelques jours plus tard je fus invité de nouveau chez ces Anglais originaux afin de déjeuner d'un singe à la broche, qui avait été commandé au Havre, à cette intention, chez un marchand d'animaux exotiques. L'odeur seule de ce rôti quand j'entrai dans la maison me souleva le cœur d'inquiétude, et la saveur affreuse de la bête m'enleva pour toujours l'envie de recommencer un pareil repas.
    Mais MM. Swinburne et Powel furent délicieux de fantaisie et de lyrisme. Ils me contèrent des légendes islandaises traduites par M. Powel, d'une étrangeté saisissante et terrible. Swinburne parla de Victor Hugo avec un enthousiasme infini.
    Je ne l'ai pas revu. Un autre écrivain étranger, un très grand, l'homme le plus intellectuel que j'aie rencontré, je veux dire par là, doué des intuitions les plus perspicaces sur l'humanité, de la philosophie la plus large, des opinions les plus indépendantes en tout, le romancier russe Ivan Tourgueneff me traduisit souvent des poèmes de Swinburne avec une vive admiration. Il critiquait aussi. Mais tout artiste a des défauts. Il suffit d'être un artiste.
    Voici quelques renseignements qu'on m'a donnés sur M. Swinburne.
    M. Walter Hamilton, dans son livre Le Mouvement esthétique en Angleterre, écrit que peu de gens hésiteraient à décerner à Swinburne le titre de roi des poètes esthétiques. En 1860, avant que le mouvement nouveau fût important, Swinburne avait dédié sa tragédie La Reine Mère à Dante Gabriel Rossetti, et son volume des Poèmes et Ballades à Burne Jones, à cet artiste qui a maintenant la place d'honneur à Grosvenor Gallery. L'un des tableaux les plus fameux de Burne Jones est inspiré du Laus Veneris de Swinburne et porte ce titre. Dans le même volume un autre poème est dédié à M. Whistler. Comme Burne Jones, Rossetti, Ruskin, A. C. Swinburne fut élève d'Oxford.
    Sa naissance très aristocratique contraste singulièrement avec les tendances républicaines, très avancées, de ses Chants d'avant l'Aube.
    Le grand-père du poète, Sir John Swinburne, portait le titre de baronet, appartenant à une famille qui, à travers la bonne et la mauvaise fortune, était restée fidèle à la dynastie des Stuarts.
    Sir John vécut jusqu'à l'âge de 98 ans (il mourut en 1860) et durant sa longue vie, il fut l'ami de toutes les célébrités politiques et littéraires de France et d'Angleterre, réunissant le siècle à l'autre, et se souvenant aussi bien de Mirabeau et de John Wilke que de Turner et de Mulready.
    Le père du poète (le plus jeune des fils de Sir John) avait une haute situation dans la Marine royale ; en 1836, il épousa Lady Jane Henrietta, fille du comte de Ashburnham, de sorte que Algernon Charles Swinburne est descendant de deux des plus vieilles familles aristocratiques.
    Un siège au Parlement lui fut offert par la Reform League. Il refusa, préférant vouer sa vie à l'art et à la littérature. Il passa six ans à Eton et ensuite quatre à Oxford.
    Il a écrit environ trente volumes, prose et vers, et d'innombrables articles de revue.
    Né en 1837, il connut tout jeune le succès. Voici la liste de ses principaux ouvrages :
    La Reine Mère (1860) ; Atalante à Calydon ; Chastelard (1865) ; William Blake, essai (1868) ; Chants d'avant l'Aube (1871) ; Chant des Deux Nations ; Bothwell, Erechtheus, tragédies (1876) ; Marie Stuart, tragédie (1880).
    Quand parurent les Poèmes et Ballades, le succès fut immédiat et vif chez les lettrés ; mais la critique se fâcha, la critique anglaise, étroite, haineuse dans sa pudeur de vieille méthodiste qui veut des jupes à la nudité des images et des vers, comme on en pourrait vouloir aux jambes de bois des chaises. Robert Buchanan surtout, dans son livre : l'École sensuelle, visa Swinburne avec une extrême violence. Tous les autres arbitres du goût dans l'art le suivirent ; et les mots qu'on emploie pour flageller l'immoralité cinglèrent l'artiste et l'émurent enfin.
    On parla de sadisme, on cita des extraits ingénieusement mal interprétés ; et l'émotion fut si grande dans l'immorale et pudique Angleterre, reine de l'hypocrisie, que le succès du livre s'arrêta comme sous un murmure de honte nationale. Certes, il est impossible de nier que cette œuvre appartienne à l'école sensuelle, à la plus sensuelle, à la plus idéalement dépravée, exaltée, impurement passionnée des écoles littéraires, mais elle est admirable presque d'un bout à l'autre. Sans doute les amateurs de clarté, de logique et de composition s'arrêteront stupéfaits devant ces poèmes d'amour éperdus et sans suite. Il ne les comprendront pas, n'ayant jamais senti ces appels irrésistibles et tourmentants de la volupté insaisissable, et l'inexprimable désir, sans forme précise et sans réalité possible, qui hante l'âme des vrais sensuels.
    Swinburne a compris et exprimé cela comme personne avant lui, et peut-être comme personne ne le fera plus, car ils ont disparu du monde contemporain, ces poètes déments épris d'inaccessibles jouissances. Tout ce que la femme peut faire passer d'aspirations charnellement tendres, de soifs et de faims de la bouche et du cœur, et de torturantes ardeurs hantées de visions enfiévrantes pour nos yeux et pour notre sang, le poète halluciné, l'a évoqué par ses vers.
    Ouvrons ce livre et lisons d'abord ceci, les deux premières strophes de : Une Ballade de Vie.
    « J'ai trouvé en rêves un lieu de zéphyr et de fleurs, plein d'arbres odorants et coloré de joyeuses verdures, au milieu duquel se tenait - une dame vêtue comme l'été avec ses douces heures ; - sa beauté aussi fervente qu'une ardente lune - faisait brûler et défaillir mon sang comme une flamme sous la pluie. - Une tristesse avait rempli ses yeux bleus fatigués -- et la mélancolique, la chagrine rose rouge de ses lèvres - semblait mélancolique des bonheurs en allés.
    « Elle tenait un petit cistre par les cordes, - en forme de caeur, les cordes tressées avec les cheveux subtilement nuancés -- de quelque joueur de luth mort- qui dans les années mortes avait fait de délicieuses choses. - Les sept cordes étaient nommées ainsi : - la première corde, charité, -- la seconde, tendresse, - les autres étaient plaisir, douleur, sommeil et péché, - et la sympathie qui est parente de la pitié - et est la plus impitoyable. »
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Lisez ensuite Une Ballade de Mort. Puis arrêtons-nous à ce chef-d'œuvre, Laus Veneris, l'Éloge de Vénus :
    « Dort-elle ou veille-t-elle ? car son col, - baisé de trop près, porte encore une tache pourprée - où le sang meurtri palpite et s'efface ; - douce, et mordue doucement, plus belle pour une tache.
    « Mais quoique mes lèvres se fermèrent en suçant cette place, - il n'y a pas de veine battant sur son visage, ses paupières sont si paisibles ; sans doute -- le profond sommeil a chauffé son sang à travers tout son passage.
    « Voilà, c'est elle qui fut le délice du monde ; - les vieilles grises années étaient des parcelles de sa puissance ; - les jonchées des chemins où elle marchait - étaient les jumelles saisons du jour et de la nuit.
    « Voilà, elle était ainsi quand ses beaux membres attiraient - toutes les lèvres qui maintenant deviennent tristes en baisant Christ, - tachées du sang tombé des pieds de Dieu, - des pieds et des mains par lesquelles furent rachetées nos âmes.
    « Hélas, Seigneur, sûrement tu es grand et beau. Mais voilà ses cheveux merveilleusement tressés ! - Et tu nous as guéris par ton baiser pitoyable ; - mais vois, maintenant, Seigneur, sa bouche est plus charmante.
    « Elle est bien plus belle ; que t'a-t-elle fait ? - Non, beau Seigneur Christ, lève les yeux et regarde ; - avait-elle alors ta mère, de telles lèvres, semblables à celles-ci ? - Tu sais combien ce m'est une douce chose.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    « Voyez, ma Vénus, le corps de mon âme gît - avec mon amour posé sur elle en guise de vêtement, - sentant mon amour dans tous ses membres et ses cheveux, - et versé entre ses paupières, à travers ses yeux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    « Là, tels des amants dont les lèvres et les membres ~se touchent, - ils reposent, ils cueillent le doux fruit de la vie et le mangent ; - mais moi, les jours affamés et chauds me dévorent, - et dans ma bouche aucun de leurs fruits n'est doux.
    « Aucun de leurs fruits si ce n'est le fruit de mon désir, - pour l'amour de l'amour de celle dont les lèvres respirent à travers les miennes ; - ses paupières sur ses yeux semblables à une fleur sur une fleur, - mes paupières sur mes yeux semblables à du feu sur du feu.
    « Ainsi nous reposons non comme le sommeil repose près de la mort, - avec de pesants baisers et d'heureux souffles ; - non comme un homme repose auprès d'une femme, quand l'épouse nouvelle - rit bas par amour de l'amour et à cause des mots qu'il dit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    « Ah, non comme eux, mais comme les. âmes. qui furent - tuées dans le vieux temps, l'ayant trouvée belle ; - qui, donnant avec ses lèvres sur leurs yeux, - entendirent de soudains serpents siffler dans ses cheveux.
    « Leur sang court autour des racines du temps comme la pluie ; - elle les rejette et les recueille de nouveau ; - avec les nerfs et les os elle tisse et multiplie - un excessif plaisir par une extrême douleur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    « Car je revins chez moi très las, avec peu de consolation, - et voici mon amour, le cœur de ma propre âme, plus cher - que ma propre âme, plus beau que Dieu-qui a tout mon être dans ses mains à elle.
    « Belle encore, mais belle pour personne autre que moi, - comme lorsqu'elle sortit de la mer nue, - changeant en feu l'écume où elle passait, - et qu'elle était comme la fleur intérieure du feu.
    « Oui, elle me prit sur elle, et sa bouche - s'attacha à la mienne comme l'âme s'attache au corps, - et, riante, fit ses lèvres luxurieuses ; - sa chevelure avait le parfum de tout le midi brûlé de soleil. »
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Ne voilà-t-il pas de la poésie bizarre, haute, infinie dans la demi-obscurité de la pensée qui disparaît parfois sous l'abondance des images.
    Lisez Fragoletta, ce bijou.
    Arrêtons-nous encore à Dolores, Notre-Dame des Sept Douleurs. C'est une espèce d'hymne désespéré à la Luxure Idéale, d'où naît le spasme de la chair terrible, convulsif et sans rêve. Voici le début :
    « Tes paupières froides qui cèlent comme un joyau tes yeux durs qui ne se font tendres que pour une seule heure ; - tes opulents membres blancs, et ta cruelle bouche rouge, telle une fleur vénéneuse ; - quand ils seront passés avec leurs gloires, - que restera-t-il de toi alors, que demeurera-t-il, - ô mystique et sombre Dolores - Notre-Dame de Peine ?
    « Les prêtres donnent sept douleurs à leur Vierge ; mais tes péchés qui sont soixante-dix fois sept, - sept âges ne suffiraient pas pour t'en purifier - et ils te hanteraient même dans le ciel : - minuits terribles et lendemains affamés, - et amours qui complètent et contrôlent - toutes les joies de la chair, toutes les douleurs - qui usent l'âme.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    « Il y a peut-être des péchés à découvrir, - il y a peut-être des actions qui sont délicieuses. - Quelle nouvelle œuvre trouveras-tu pour ton amant, - quelles nouvelles passions pour le jour ou la nuit ? Quels charmes dont ils ne savent pas un mot, - ceux dont les vies sont comme des feuilles au vent ? - Quelles tortures non rêvées, jamais entendues, jamais écrites, inconnues ?
    « Ah, beau corps passionné - qui jamais n'a souffert d'un cœur ! - Quoique sur ta bouche, les baisers soient sanglants, - quoiqu'ils mordent jusqu'à ce qu'elle se pâme et saigne, - plus doux que l'amour que nous adorons, - ils ne blessent ni le cœur ni le cerveau, - ô amère et tendre Dolores, - Notre-Dame de Peine. »
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Voici encore quelques citations de la fin de ce long poème qui contient d'extraordinaires beautés :
    « Où sont-elles Cottyto ou Vénus, - Astarté ou Astaroth, où ? - Peuvent-elles s'interposer entre nous, leurs maîtres, quand nous te touchons ? - Leur souffle est-il chaud encore dans tes cheveux ? - A leurs lèvres tes lèvres s'enfièvrent-elles encore - du sang de leurs corps rougissants ? - As-tu laissé sur terre un croyant, - si tous ces hommes sont morts ?
    « Ils portaient des vêtements de pourpre et d'or, ils étaient gorgés de toi, enflammés de vin, - tes amants, dans tes demeures invues, dans tes merveilleuses chambres. - Ils ont fui, et leurs empreintes nous échappent, ceux qui te louent, t'adorent, et s'abstiennent, - ô fille de la mort et de Priapus - Notre-Dame de Peine.
    « Qu'avons-nous besoin de craindre outre mesure, de faire ta louange avec des voix peureuses, - ô maîtresse et mère du plaisir, - seul être aussi réel que la mort ? »
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Ces citations me semblent indiquer nettement la première manière et la première inspiration de Swinburne. Le poète est souvent obscur et souvent magnifique ; il est plein du souffle antique, du souffle grec et en même temps inextricablement compliqué, à la manière toute moderne de MM. Verlaine et Mallarmé chez nous. J'ai parlé d'Edgar Poe, il en procède par cette étrange puissance qui semble tenir de la suggestion ; il est grand par le lyrisme, par la multiplicité des images qui s'envolent comme des oiseaux innombrables, de toutes les races, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les nuances, si multipliés qu'on les distingue mal parfois et qu'on suit seulement dans l'espace ce grand nuage tournoyant plein de visions impures ; mais le conteur américain, très maître de son art, lui est extrêmement supérieur par un prodigieux don de clarté, d'ordre et de composition qui anime ses mystérieux sujets d'une incompréhensible terreur.
    M. Swinburne est encore un érudit pour qui l'Antiquité et les langues anciennes n'ont point de secrets, et il fait des vers latins admirables comme si l'âme de ce peuple était restée en lui.
    Lorsque l'apparition de ses Poèmes et Ballades en 1866 souleva en Angleterre l'émotion pudibonde que j'ai dite, le poète répliqua dans un pamphlet d'où j'extrais le passage suivant :
    « En réponse à certaines opinions insérées ou exprimées à propos de mon livre, je désire que l'on se souvienne de ceci seulement : le livre est dramatique, à mille faces, très divers ; et nulle énonciation de gaieté ou de désespoir, de foi ou d'incrédulité ne peut être prise en assertion des sentiments ou des croyances personnelles de l'auteur.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Vraiment, il me semble que je ne me suis trompé qu'en ceci : j'ai omis de faire précéder mon œuvre de cet avertissement d'un grand poète :

... J'en préviens les mères de familles,
Ce que j'écris n'est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines ; mes vers
Sont des vers de jeune homme... »

    Depuis lors, Swinburne paraît avoir délaissé ce côté amoureux, puissamment charnel et passionné de son œuvre, pour se porter davantage vers des idées politiques et sociales, républicaines surtout.
    Dans une lettre que Swinburne a écrite au traducteur des Poèmes et Ballades, il traite ce livre de péché de jeunesse.
    Il semble résulter de cela que les idées de l'homme dont l'âge avance ont été profondément modifiées par les années. On retrouve dans les autres volumes de ce remarquable poète les mêmes beautés et les mêmes incohérences que dans celui dont nous devons la première traduction française à M. Gabriel Mourey.

22 août 2008

Flaubert dans sa vie intime

Aussitôt qu'un homme arrive à la célébrité, sa vie est fouillée, racontée, commentée par tous les journaux du monde ; et il semble que le public prend un plaisir spécial à connaître l'heure de ses repas, la forme de son mobilier, ses goûts particuliers et ses habitudes de chaque jour. Les hommes célèbres se prêtent d'ailleurs volontiers à cette curiosité qui augmente leur gloire : ils ouvrent aux reporters la porte de leur maison et le fond de leur cœur à tout le monde.
    Gustave Flaubert, au contraire, a toujours caché sa vie avec une pudeur singulière ; il ne se laisse même jamais portraiturer ; et, en dehors de ses intimes, nul ne le peut approcher. C'est à ses seuls amis qu'il ouvrit son « cœur humain ». Mais sur ce cœur humain l'amour des lettres avait si longtemps coulé, un amour si fougueux, si débordant, que tous les autres sentiments pour lesquels l'humanité vit, pleure, espère et travaille, avaient été peu à peu noyés, engloutis dans celui-là.
    « Le style c'est l'homme », a dit Buffon. Flaubert c'était le style, et tellement, que la forme de sa phrase décidait souvent même la forme de sa pensée. Tout était cérébral chez lui ; et il n'aimait rien, il n'avait pu rien aimer de ce qui ne lui semblait point littéraire. Derrière ses goûts, ses désirs, ses rêves, on ne retrouvait jamais qu'une chose : la littérature ; il ne pensait qu'à cela, ne pouvait parler que de cela ; et les gens qu'il rencontrait ne lui plaisaient assurément que s'il entrevoyait en eux des personnages de romans.
    Dans ses conversations, ses discussions, ses emballements, quand il levait les bras en déclamant de sa voix ardente, en sentait bien alors que sa manière de voir, de sentir, de juger, dépendait uniquement d'une sorte de criterium artistique par lequel il faisait passer toutes ses opinions.
    « Nous autres, disait-il, nous ne devons pas exister ; nos œuvres seules existent » ; et il citait souvent La Bruyère, dont la vie et les habitudes nous sont presque inconnues, comme l'idéal de l'homme de lettres. Il voulait laisser des livres et non des souvenirs.
    Sa conception du style répond du reste à sa conception de l'écrivain. Il pensait que la personnalité de l'homme doit disparaître dans l'originalité du livre, et que l'originalité du livre ne doit point provenir de la singularité du style.
    Car il n'imaginait pas « des styles » comme une série de moules particuliers dont chacun est propre à chaque écrivain, et dans lequel on coule toutes ses pensées ; mais il croyait au « style », c'est-à-dire à une manière unique d'exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité.
    Pour lui, la forme c'était l'œuvre elle-même. De même que chez les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son apparence extérieure, suivant la race et la famille, ainsi pour lui, dans l'œuvre le fond fatalement impose l'expression unique et juste, la mesure, le rythme, tout le fini de la forme.
    Il ne comprenait point que la forme pût exister sans le fond, ni le fond sans la forme.
    Le style devrait donc être, pour ainsi dire, impersonnel, et n'emprunter ses qualités qu'à la qualité de la pensée, à la puissance de la vision.
    Sa plus grande personnalité, à lui, a été justement d'être un homme de lettres, rien qu'un homme de lettres, en toutes ses idées, dans toutes ses actions, et par toutes les circonstances de sa vie, un homme de lettres.
    Le reportage parisien n'avait ainsi pas grand-chose à glaner dans ce champ où toute la moisson appartenait à l'artiste.
    Pourtant l'homme quelquefois apparaissait. Cherchons-le.
    Flaubert haïssait le tête-à-tête avec lui-même quand il n'avait point sous la main les moyens de travailler ; et comme tout mouvement l'empêchait de penser à l'œuvre commencée, il n'acceptait guère un dîner en ville, à moins qu'un ami lui promît de le reconduire à sa porte.
    Dans sa maison, dans son cabinet, à sa table, et même à la table des autres, il demeurait toujours l'artiste et le philosophe. Mais, en ces retours nocturnes vers le logis, il apparaissait souvent dans la vérité de sa nature primitive.
    Animé par le repas, heureux de la fraîcheur du soir, le chapeau renversé, appuyant sa main sur le bras de son compagnon, choisissant les rues désertes pour n'être point heurté par les passants, il parlait volontiers de lui, des événements intimes de sa vie, et il laissait entrevoir les côtés secrets de son être. Puis, comme la marche l'essoufflait un peu, on s'arrêtait sous une porte cochère et il racontait des anecdotes anciennes, se plongeait dans les souvenirs.
    Sa voix haute tonnait dans la solitude de Paris endormi. Souvent, aux éclats de cette parole, deux agents s'approchaient doucement comme deux ombres, et s'éloignaient sans bruit après avoir jeté un coup d'œil furtif sur ce géant en gilet blanc qui criait si fort en frappant les pavés de sa canne. Alors, chez cet écrivain de génie, chez ce prodigieux romancier, on découvrait une naïveté d'enfant, presque de l'ingénuité parfois. Son observation, si aiguë et brutale dans le livre, semblait émoussée dans la pratique usuelle de la vie. On l'avait Imaginé sceptique, il était au contraire plein de croyances, non de croyances religieuses bien entendu, mais de cet abandonnement si humain à toutes les espérances, à tous les sentiments doux et réconfortants.
    Blessé souvent, comme en l'est du reste chaque fois dans le pêle-mêle féroce du monde, il s'était formé dans son âme un fonds permanent de tristesse ; et, sa nature impressionnable luttant avec sa forte raison, il passait sans cesse d'une sorte de gaieté inconsciente à la mélancolie noire.
    Quand il écrivait à ses amis une phrase, presque toujours, indiquait la vive souffrance de cette désillusion sans fin. Au lieu de constater sans révolte avec indifférence « l'éternelle misère de tout », et d'accepter docilement toutes les inévitables calamités, toutes les tristesses successives, toutes les odieuses fatalités auxquelles nous sommes soumis, il en était meurtri chaque jour ; et son admirable roman L'Éducation sentimentale, qui semble « le procès-verbal » de la misère humaine, est plein d'une amertume profonde et terrible.
    Mais c'est surtout dans la correspondance qu'il eut avec des femmes, ses amies d'enfance, qu'on retrouve ces notes constamment navrées, ces vibrations douloureuses.
    Il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, et les traitait un peu comme de grands enfants, inhabiles à comprendre les choses élevées, mais à qui l'on peut dire toutes les petites douleurs intimes qui traversent sans cesse notre vie.
    Loin d'elles, il les jugeait sévèrement, répétant cette phrase de Proudhon : « La femme est la désolation du Juste » ; mais, près d'elles, il subissait leur charme consolant, aimait leurs délicatesses, leurs gentillesses, leur enveloppement tout plein d'illusions. Et, bien qu'il s'exaspérât souvent contre leur éternelle préoccupation de l'amour, cette espèce d'atmosphère de passion qu'il retrouvait autour d'elles le pénétrait malgré lui, l'amollissait. (...)

22 août 2008

Sur Flaubert (2)

I

    Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était fille d'un médecin de Pont-l'Évêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à une famille de Basse-Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était alliée à Thouret, de la Constituante.
    La grand-mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne d'enfance de Charlotte Corday.
    Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d'origine champenoise. C'était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de l'Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s'étonna, sans s'indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il jugeait la profession d'écrivain un métier de paresseux et d'inutile. Gustave Flaubert fut le contraire d'un enfant phénomène. Il ne parvint à apprendre à lire qu'avec une extrême difficulté. C'est à peine s'il savait lire, lorsqu'il entra au lycée, à l'âge de neuf ans.
    Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.
    Son esprit cependant travaillait, car il composait déjà des pièces, qu'il ne pouvait point écrire, mais qu'il représentait tout seul, jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.
    Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l'action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s'exaspérer ; et il déclarait avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n'était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu'assis », disait-il.
    Sa naïveté se continua jusqu'à ses derniers jours. Cet observateur si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de loin. Dès qu'il y touchait, dès qu'il s'agissait de ses voisins immédiats, on eût dit qu'un voile couvrait ses yeux. Son extrême droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes indubitables de cette naïveté persévérante.
    Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il n'avait point la sensation nette des contacts. C'est à lui surtout qu'on peut appliquer ce qu'il écrivit dans sa préface aux Dernières Chansons, de son ami Louis Bouilhet :

    Enfin, si les accidents du monde, dès qu'ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l'emploi d'une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d'autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez !

    Jeune homme, il était d'une beauté surprenante. Un vieil ami de sa famille, médecin illustre, disait à sa mère : « Votre fils, c'est l'Amour adolescent. »
    Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d'artiste, dans une sorte d'extase poétique qu'il entretenait par la fréquentation quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le cœur frère qu'on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort tout jeune, d'une maladie de cœur, tué par le travail.
    Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu'un autre ami, M. Maxime Du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et l'épilepsie, à l'expliquer l'une par l'autre. Certes, ce mal effroyable n'a pu frapper le corps sans assombrir l'esprit. Mais, doit-on le regretter ? Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants, sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les misères, toutes les souffrances qui nous entourent, pour s'apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale. Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de l'épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l'esprit ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une sorte d'appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus sombre d'envisager les choses, un soupçon devant les événements, un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu l'homme enthousiaste et vigoureux qu'était Flaubert, pour quiconque l'a vu vivre, rire, s'exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est indubitable que la peur des crises, disparues d'ailleurs dans l'âge mûr et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier que d'une façon presque insensible sa manière d'être et de sentir et les habitudes de sa vie. Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave Flaubert débuta en 1857 par un chef-d'œuvre, Madame Bovary.
    On sait l'histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera marqué par ce procès, l'éloquente défense de M° Sénart, l'acquittement difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président, puis le succès vengeur, éclatant, immense !
    Mais Madame Bovary a aussi une histoire secrète qui peut être un enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.
    Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime Du Camp, qui la remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris. C'est alors qu'il éprouva combien il est difficile de se faire comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus intelligents. C'est de cette époque assurément que date ce mépris qu'il garda du jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou les négations absolues.
    Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de Madame Bovary, M. Maxime Du Camp écrivit à Gustave Flaubert la singulière lettre suivante, qui, peut-être, modifiera l'opinion qu'on a pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en particulier sur la Bovary, dans ses Souvenirs littéraires :

14 juillet 1856.

    Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m'en envoie l'appréciation que je t'adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu'elle reproduit presque toutes les observations que je t'avais faites avant ton départ. J'ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le conseil qu'il te donne est bon et je te dirai même qu'il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l'entendras, cela te regarde. Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l'intérêt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l'opération, et fie-t'en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s'agit de le dégager ; c'est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile. on n'ajoutera pas un mot à ta copie ; on ne fera qu'élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs qu'on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne, au lieu d'une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que dans tout ceci je n'ai en vue que ton seul intérêt.
    Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.

MAXIME DU CAMP


    La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par une personne exercée et habile, n'aurait coûté à l'auteur qu'une centaine de francs ! Vraiment, c'est pour rien !
    Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils, d'une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce seul mot : Gigantesque !
    Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime Du Camp, se mirent au travail, en effet, pour dégager l'œuvre de leur ami de ce tas de choses bien faites, mais inutiles, qui la gâtaient ; car on lit sur un exemplaire, conservé par l'auteur, de la première édition du livre, les lignes suivantes

    Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu'il est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris.

GUSTAVE FLAUBERT

20 avril 1857

    En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses originales et nouvelles sont biffées avec soin. Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier feuillet, ceci :

    Il fallait, selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et, selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, refaire les Comices d'un bout à l'autre ! De l'avis général, à la Revue, le pied bot était considérablement trop long, « inutile ».

    C'est là assurément aussi l'origine du refroidissement survenu dans l'ardente amitié qui liait Flaubert à M. Du Camp. S'il en fallait une preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de Louis Bouilhet à Flaubert :

    Quant à Maxime Du Camp, j'ai été quinze jours sans le revoir, et j'aurais passé l'année de la même façon, si lui-même n'était apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu'il fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m'a offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver une bibliothèque. Il s'est informé de toi et de ton travail. Ce que je lui ai dit de la Bovary l'a occupé beaucoup. Il m'a dit, en phrases incidentes, qu'il en était fort heureux, que tu avais tort de ne lui avoir jamais pardonné la Revue, qu'il verrait avec bonheur tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec conviction et franchise...

    Ces détails intimes n'ont d'importance qu'au point de vue des jugements portés par M. Du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus tard, entre eux.
    L'apparition de Madame Bovary fut une révolution dans les lettres.
    Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, touffus, débordant de vie, d'observations ou plutôt de révélations sur l'humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son esprit.
    Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.
    Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l'art si difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la contexture de la phrase.
    Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d'œuvre de la langue, ainsi qu'on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.
    Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, surprenante, complète.
    Ce n'était plus du roman comme l'avaient fait les plus grands, du roman où l'on sent toujours un peu l'imagination et l'auteur, du roman pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de l'écrivain ; c'était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.
    Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de l'impersonnalité dans l'art. Il n'admettait pas que l'auteur fût jamais même deviné, qu'il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu'une apparence d'intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je-ne-sais-quoi de presque divin qui est l'art.
    Ce n'est pas impersonnel qu'on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible.
    S'il attachait une importance considérable à l'observation et à l'analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné qui consiste à exprimer l'essence seule des actions qui se succèdent dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à les grouper, à les combiner de telle sorte qu'ils concourent de la façon la plus parfaite à l'effet qu'on voulait obtenir, mais non pas à un enseignement quelconque.
    Rien ne l'irritait d'ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l'art moral ou sur l'art honnête.
    « Depuis qu'existe l'humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils d'impuissants. »
    La morale, l'honnêteté, les principes sont des choses indispensables au maintien de l'ordre social établi ; mais il n'y a rien de commun entre l'ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d'observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n'ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d'être un livre d'artiste.
    L'écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempérament d'homme et sa conscience d'artiste. Il cesse d'être consciencieux et artiste s'il s'efforce systématiquement de glorifier l'humanité, de la farder, d'atténuer les passions qu'il juge déshonnêtes au profit des passions qu'il juge honnêtes.
    Tout acte, bon ou mauvais, n'a, pour l'écrivain, qu'une importance comme sujet à écrire, sans qu'aucune idée de bien ou de mal y puisse être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.
    En dehors de lit vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n'y a rien qu'efforts impuissants de pions. Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple : Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d'autres.
    Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu'il raconte.
    Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi. Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumé à l'onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu'aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C'est là une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n'était pas plus réaliste parce qu'il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n'est idéaliste parce qu'il l'observe mal.
    Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en comprendre l'importance relative et sans en noter les répercussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il s'explique ainsi dans une de ses lettres :

    ... Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés, - cela est une plainte réaliste, et d'ailleurs qu'en savez-vous ? Il s'agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l'existence des choses ? Est-ce que tout n'est pas une illusion ? Il n'y a de vrais que les rapports, c'est-à-dire la façon dont nous percevons les objets.

    Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne s'efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.
    Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore de la pénétration que de l'observation.
    Au lieu d'étaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.
    Il imaginait d'abord des types ; et, procédant par déduction, il faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu'ils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempéraments.
    La vie donc qu'il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu'à titre de renseignement.
    Jamais il n'énonce les événements ; on dirait, en le lisant, que les faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d'importance à l'apparition visible des hommes et des choses. C'est cette rare qualité de metteur en scène, d'évocateur impassible qui l'a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne savent comprendre le sens profond d'une œuvre que lorsqu'il est étalé en des phrases philosophiques.
    Il s'irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu'on -lui avait collée au dos et prétendait n'avoir écrit sa Bovary que par haine de l'école de M. Champfleury.
    Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour son puissant talent qu'il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait pas le naturalisme.
    Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n'est plus loin du réalisme.
    Le procédé de l'écrivain réaliste consiste à raconter simplement des faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu'il a connus et observés.
    Dans Madame Bovary, chaque personnage est un type, c'est-à-dire le résumé d'une série d'êtres appartenant au même ordre intellectuel.
    Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires sont des types, doués d'un relief d'autant plus énergique qu'en eux sont concentrées des quantités d'observations de même nature, d'autant plus vraisemblables qu'ils représentent l'échantillon modèle de leur classe.
    Mais Gustave Flaubert avait grandi à l'heure de l'épanouissement du romantisme ; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait à l'âme un besoin lyrique qui ne pouvait s'épandre complètement en des livres précis comme Madame Bovary. Et c'est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme : ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu'à sa mort sous l'influence dominante du romantisme. C'est presque malgré lui, presque inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la force créatrice enfermée en lui, qu'il écrivait ces romans d'une allure si nouvelle, d'une note si personnelle. Par goût, il préférait les sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des tableaux d'opéra.
    Dans Madame Bovary, d'ailleurs, comme dans l'Éducation sentimentale, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu'elle exprime. Elle part, comme fatiguée d'être contenue, d'être forcée à cette platitude, et, pour dire la stupidité d'Homais ou la niaiserie d'Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait des motifs de poème.
    Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d'un récit homérique son second roman, Salammbô. Est-ce là un roman ? N'est-ce pas plutôt une sorte d'opéra en prose ? Les tableaux se développent avec une magnificence prodigieuse, un éclat, une couleur et un rythme surprenants. La phrase chante, crie a des fureurs et des sonorités de trompette, des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des souplesses de violon et des finesses de flûte.
    Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l'air de se mouvoir dans un décor antique et grandiose.
    Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu'il ait écrit, donne aussi l'impression d'un rêve magnifique.
    Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave Flaubert ? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l'éclat de poésie qu'il a jeté dessus nous les montre dans l'espèce d'apothéose dont l'art lyrique enveloppe ce qu'il touche.
    Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire, qu'il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude sobre et parfaite qui s'appelle l'Éducation sentimentale.
    Cette fois, il prit pour personnages, non plus des types comme dans la Bovary, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu'on rencontre tous les jours.
    Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition surhumain, il a l'air, tant il ressemble à la vie même, d'être exécuté sans plan et sans intentions. Il est l'image parfaite de ce qui se passe chaque jour ; il est le journal exact de l'existence ; et la philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée derrière les faits ; la psychologie est si parfaitement enfermée dans les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements apparents, n'a pas compris la valeur de ce roman incomparable.
    Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si profond, si voilé, si amer.
    L'Éducation sentimentale, méprisée par la plupart des critiques accoutumés aux formes connues et immuables de l'art, a des admirateurs nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang parmi les œuvres de Flaubert.
    Mais il lui fallait, par suite d'une de ces réactions nécessaires à son esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit une œuvre ébauchée autrefois, la Tentation de saint Antoine.
    C'est là, certes, l'effort le plus puissant qu'ait jamais tenté un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur inaccessible rendaient l'exécution d'un pareil livre presque au-dessus des forces humaines.
    Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l'a fait assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de nourritures succulentes mais par toutes les doctrines, toutes les croyances, toutes les superstitions où s'est égaré l'esprit inquiet des hommes. C'est le défilé colossal des religions escortées de toutes les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans les cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le désir de l'impénétrable inconnu.
    Puis, aussitôt achevée cette œuvre énorme, troublante, un peu confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.
    Voici quels sont l'idée et le développement de ce livre encyclopédique, Bouvard et Pécuchet, qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l'étude des connaissances humaines. »
    Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d'une étroite amitié. L'un d'eux fait un héritage, l'autre apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale. Alors ils commencent une série d'études et d'expériences embrassant toutes les connaissances de l'humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l'ouvrage.
    Ils se livrent d'abord au jardinage, puis à l'agriculture, à la chimie, à la médecine, à l'astronomie, à l'archéologie, à l'histoire, à la littérature, à la politique, à l'hygiène, au magnétisme, â la sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s'en dégoûtent, tentent l'éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.
    Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu'elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C'est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns tes autres par les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C'est l'histoire de la faiblesse de l'intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l'érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d'un penseur qui constate sans cesse, en tout, l'éternelle et universelle bêtise.
    Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l'opposition d'autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.
    Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans la Tentation de saint Antoine, il l'a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C'est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l'impuissance de l'effort, la vanité de l'affirmation et toujours « l'éternelle misère de tout ».
    La vérité d'aujourd'hui devient erreur demain ; tout est incertain, variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. A moins qu'il. n'y ait ni vrai ni faux. La morale du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu'on ne peut découvrir. »
    Ce livre touche à ce qu'il y a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l'homme : c'est l'histoire de l'idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.
    Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l'idéal, pour la plupart des hommes, n'est autre chose que l'invraisemblable. Pour les autres, c'est tout simplement le domaine de l'idée.
    Les premiers romans de Flaubert ont été d'abord une étude de mœurs très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d'images, de visions.
    Dans Bouvard et Pécuchet, les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l'humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents ; et invariablement l'expérience contredit la théorie la mieux établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.
    Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l'impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l'auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier de sottises cueillies chez les grands hommes.
    Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu'ils avaient lus et, reprenant l'ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d'inepties, d'ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d'erreurs énormes, d'affirmations honteuses, d'inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l'avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d'une autre, puis d'une autre, puis d'une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.
    Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en entier.

Morale.
Amour.
Philosophie.
Mysticisme.
Religion.
Prophétie.
Socialisme (religieux et politique).
Critique.
Style
Esthétique. (...)

22 août 2008

Sur Flaubert

I

    De temps en temps, parmi les écrivains qui laisseront leur nom à la postérité, il s'en trouve qui se font une place spéciale par la perfection et par la rareté de leurs œuvres. D'autres, à côté, produisent abondamment mêlant le rare au banal, les choses trouvées aux choses communes, et forçant le critique et le lecteur à un travail considérable pour démêler ce qui doit rester de ce qui doit disparaître. Mais eux, par un enfantement laborieux et patient, produisent une œuvre absolue, parfaite dans l'ensemble et dans les détails. Et si tous les ouvrages de ces auteurs n'obtiennent pas auprès du public un succès absolument égal, il y a toujours au moins un de leurs livres qui reste dans l'histoire des Lettres avec l'étiquette de chef-d'œuvre, comme ces tableaux des grands maîtres qu'on place au Louvre dans le salon carré.
    M. Gustave Flaubert n'a encore produit que quatre livres et tous resteront. Il se peut qu'un seul soit qualifié de chef-d'œuvre, et cependant les autres ne l'auront certes pas moins mérité que celui-là.
    Tout le monde a lu Madame Bovary, Salammbô, l'Éducation sentimentale et la Tentation de saint Antoine ; tous les journaux ont fait si souvent l'analyse de ces ouvrages que je n'ai point l'intention de la recommencer. Je veux parler d'une manière générale de l'œuvre de M. Flaubert, et y chercher des choses que tout le public n'y a peut-être pas vues jusqu'à présent.


II

    Les gens qui jugent tout sans rien savoir, et qui s'empressent, aussitôt que vient de paraître un livre d'un genre nouveau et inconnu, d'y attacher, comme une pancarte, la bêtise de leur jugement qu'ils croient être éternel, ont proclamé bien haut, à l'apparition de Madame Bovary, que M. Flaubert était un réaliste, ce qui dans leur esprit, signifiait matérialiste.
    Depuis il a publié Salammbô, un poème antique, et Saint Antoine, une quintessence des philosophies ; cela ne fait rien ; des journalistes compétents l'avaient baptisé matérialiste, et matérialiste il est resté pour les cerveaux rudimentaires des gens bien pensants.
    Ce n'est point ici la place de faire l'histoire du roman moderne et d'expliquer toutes les causes de l'émotion profonde soulevée par l'apparition du premier livre de M. Flaubert. Il me suffira de faire ressortir la plus importante.
    Depuis l'origine des temps, le public français buvait avec délices l'onctueux sirop des romans invraisemblables. Il aimait les héros et les héroïnes et les choses qu'on ne voit jamais dans la vie, pour l'unique raison qu'elles sont irréalisables. On appelait les auteurs de ces livres des idéalistes, simplement parce qu'ils se tenaient toujours à des distances incommensurables des choses possibles, réelles, matérielles. - Quant à des idées, ils en avaient peut-être encore moins que leurs lecteurs. Balzac est venu, et c'est à peine si on y a fait attention dans le commencement. - C'était pourtant un innovateur étrangement puissant et fertile et un des maîtres de l'avenir, écrivain imparfait, sans doute, gêné par la phrase mais inventeur de personnages immortels qu'il faisait mouvoir comme dans un grossissement d'optique, les rendant par cela même plus frappants et en quelque sorte plus vrais que la réalité ! - Madame Bovary paraît, et voilà tout le monde bouleversé. Pourquoi ? Parce que M. Flaubert est un idéaliste, mais aussi et surtout un artiste, et que son livre était cependant un livre vrai ; parce que le lecteur, sans s'en rendre compte, sans savoir, sans comprendre, a subi la toute-puissante influence du style, l'illumination de l'art qui éclaire toutes les pages de ce livre.
    En effet, la première qualité de M. Flaubert, qui pour moi éclate aux yeux dès qu'on ouvre un de ses ouvrages, c'est la forme ; cette chose si rare chez les écrivains et si inaperçue du public ; je dis inaperçue, mais sa force irrésistible domine et pénètre ceux qui y croient le moins, comme la chaleur du soleil échauffe un aveugle qui n'en voit cependant point la lumière.
    Le public entend généralement par « forme » une certaine sonorité des mots disposés en périodes arrondies, avec des débuts de phrases imposants et des chutes mélodieuses. Aussi ne s'est-il presque jamais douté de l'art immense enfermé dans les livres de M. Flaubert.
    Chez lui, la forme c'est l'œuvre elle-même : elle est comme une suite de moules différents qui donnent des t contours à l'idée, cette matière dont sont pétris les livres. Elle lui fournit la grâce, la force, la grandeur, toutes ces qualités, qui, pour ainsi dire, dissimulées dans la pensée même, n'apparaissent que par le secours de l'expression. Variable à l'infini comme les sensations, les impressions et les sentiments divers, elle se colle sur eux, inséparable. Elle se plie à toutes leurs manifestations, leu apportant le mot toujours juste et unique, la mesure, le rythme particulier pour chaque circonstance, pour chaque effet, et crée par cette indissoluble union ce que les littérateurs appellent le style, fort différent de celui qu'on admire officiellement.
    En effet, en appelle généralement style une forme particulière de phrase propre à chaque écrivain, ainsi qu'un moule uniforme dans lequel il coule toutes les choses qu'il veut exprimer. De cette façon, il y a le style de Pierre, le style de Paul et le style de Jacques.
    Flaubert n'a point son style, mail il a le style ; c'est-à-dire que les expressions et la composition qu'il emploie pour formuler une pensée quelconque sont toujours celles qui conviennent absolument à cette pensée, son tempérament se manifestant par la justesse et non par la singularité du mot.


III

    « Hors le style, point de livre », telle pourrait être sa devise. il pense, en effet, que la première préoccupation d'un artiste doit être de faire beau ; car, la beauté étant une vérité par elle-même, ce qui est beau est toujours vrai tandis que ce qui est vrai peut n'être pas toujours beau. Et par beau je n'entends point le beau moral, les nobles sentiments, mais le beau plastique, le seul que connaissent les artistes. Une chose très laide et répugnante peut, grâce à son interprète, revêtir une beauté indépendante d'elle-même, tandis que la pensée la plus vraie et la plus belle disparaît fatalement dans les laideurs d'une phrase mal faite. Il faut ajouter qu'une partie du public hait jusqu'au mot « forme », comme on hait toujours ce qu'on est incapable de comprendre.
    Donc M. Flaubert est avant tout un artiste ; c'est-à-dire : un auteur impersonnel. Je défierais qui que ce fût, après avoir lu tous ses ouvrages, de deviner ce qu'il est dans la vie privée, ce qu'il pense et ce qu'il dit dans ses conversations de chaque jour. On sait ce que devait penser Dickens, ce que devait penser Balzac. Ils apparaissent à tout moment dans leurs livres ; mais vous figurez-vous ce qu'était La Bruyère, ce que pouvait dire le grand Cervantes ? Flaubert n'a jamais écrit les mots je, moi. Il ne vient jamais causer avec le public au milieu d'un livre, ou le saluer à la fin, comme un acteur sur la scène, et il ne fait point de préfaces. Il est le montreur de marionnettes humaines qui doivent parler par sa bouche, tandis qu'il ne s'accorde point le droit de penser par la leur ; et il ne faut pas qu'on aperçoive Les ficelles ou qu'on reconnaisse la voix.
    Fils d'Apulée, fils de Rabelais, fils de La Bruyère, fils de Cervantes, frère de Gautier, il a bien moins de parenté avec Balzac, quoi qu'on en ait dit, et encore moins avec le philosophe Stendhal.
    Flaubert est l'écrivain de l'art difficile, simple et compliqué en même temps : compliqué par la composition savante, travaillée, qui donne à ses œuvres un caractère frappant d'immutabilité ; simple dans l'apparence, tellement simple et naturel qu'un bourgeois, avec l'idée qu'il se fait du style, ne pourra jamais s'écrier en le lisant : « Voilà, ma foi, des phrases bien tournées. »
    Il devine juste comme Balzac, il voit juste comme Stendhal et comme bien d'autres ; mais il rend plus juste qu'eux, mieux et plus simplement ; malgré les prétentions de Stendhal à une simplicité qui n'est en somme que de la sécheresse, et malgré les efforts de Balzac pour bien écrire, efforts qui aboutissent trop souvent à ce débordement d'images fausses, de périphrases inutiles, de relatifs, de « qui », de « que », à cet empêtrement d'un homme qui, ayant cent fois plus de matériaux qu'il n'en faut pour construire une maison, emploie tout parce qu'il ne sait pas choisir, et crée néanmoins une œuvre immense, mais moins belle et moins durable que s'il avait été plus architecte et moins maçon ; plus artiste et moins personnel.
    L'immense différence qu'il y a entre eux est là en effet tout entière : c'est que Flaubert est un grand artiste et que la plupart des autres n'en sont point. Il est impassible au-dessus des passions qu'il agite. Au lieu de rester au milieu des foules, il s'isole dans une tour pour considérer ce qui se passe sur la terre, et, n'ayant plus la vue bornée par les têtes des hommes, il saisit mieux les ensembles, il a des proportions plus définies, un plan plus ferme, des horizons plus développés.
    Lui aussi il construit sa maison, mais il sait les matériaux qu'il doit employer, et il rejette les autres sans hésitations. Aussi son œuvre est-elle absolue, et on n'en pourrait enlever une parcelle sans détruire l'harmonie totale ; tandis qu'on peut couper dans Balzac, couper dans Stendhal, couper dans tant d'autres, et bien fin qui s'en apercevrait.


IV

    Il ne pense pas, comme quelques-uns, que l'intelligence et l'inspiration, que le hasard et le tempérament suffisent pour faire un livre, que le renseignement soit inutile et la longue recherche méprisable, car il est de la race ancienne des gens qui savaient beaucoup. Au lieu d'ignorer que le monde existait avant 93, et qu'on savait écrire avant 1830, il a médité comme Pantagruel sur tous les docteurs d'autrefois. Il connaît l'histoire mieux qu'un professeur, parce qu'il l'a apprise dans beaucoup de livres où ils ne vont point la chercher ; et il a étudié pour ses ouvrages la plupart des sciences, seulement accessibles aux spécialistes. Mieux que les vieux savants courbés, il sait les généalogies des villes mortes et des peuples disparus, avec leurs coutumes, leurs mœurs, les étoffes dont ils se couvraient et les mets bizarres qu'ils mangeaient de préférence. Il possède le Talmud comme un rabbin ; les Évangiles comme un prêtre ; la Bible comme un protestant ; le Coran comme un derviche. Il sait l'enchaînement des croyances, des philosophies, des religions et des hérésies. Il a fouillé toutes les littératures, prenant des notes dans beaucoup de livres inconnus, les uns parce qu'ils sont rares, les autres parce qu'on ne les lit point. Il connaît les écrivains de génie presque ignorés que produisirent les décadences des peuples, les, commentateurs et les bibliographes, les libres profanes comme les livres sacrés, les vies des saints, les pères de l'Église et les auteurs que les hommes pudiques n'osent pas nommer. Il a rassemblé pour nous les communiquer, dans quelque jour d'indignation et de colère, un volume entier fait avec les fautes des écrivains sans style, les barbarismes des grammairiens, les erreurs des faux savants, toutes les vanités et tous les ridicules qui passèrent inaperçus et dont il soufflettera le monde.


V

    Les journalistes ne connaissent pas sa figure.
    Il trouve que c'est assez de livrer ses écrits au public et il a toujours tenu sa personne bien loin des popularités, dédaignant la publicité bruyante des feuilles répandues, les réclames officieuses et les exhibitions de photographies aux vitrines des marchands de tabac, à côté d'un criminel fameux, d'un prince quelconque et d'une fille célèbre.
    Il n'est guère accessible qu'à un petit nombre d'amis, hommes de lettres, dont il est aimé comme on ne l'est jamais d'un confrère et comme on l'est rarement d'un parent, car il soulève autour de lui les affections profondes. Mais comme il ne livre pas sa personne aux curiosités des foules, avides de regarder aux vitres des hommes connus comme à la cage d'un animal curieux, des légendes circulent autour de sa maison, et il se peut que, chez quelques-uns de ses concitoyens, on l'accuse sérieusement d'avoir mangé du bourgeois, ce qui serait dam tous les cas aussi vrai que le fameux dîner de charcuterie, chez Sainte-Beuve, un vendredi saint, dîner qui, sous la plume de journalistes bien informés, mais surtout bien inspirés, a fini par devenir une intolérable « scie ».
    Enfin, pour contenter les gens qui veulent toujours avoir des détails particuliers, je leur dirai qu'il boit, mange et fume absolument comme eux : qu'il est de haute taille, et que, lorsqu'il se promène avec son grand ami Yvan Tourgueneff, ils ont l'air d'une paire de géants.

22 août 2008

La Finesse

Vraiment, l'esprit français semble malade. On l'a souvent comparé à la mousse de vin de Champagne. Or, tout vin longtemps débouché s'évapore, il en est de même de l'esprit, sans doute.
    Nous avons gardé, il est vrai, quelque chose qui nous tient lieu d'esprit : la blague... Mais nous avons perdu la qualité première qui constituait la marque française : la Finesse.
    Aujourd'hui, nous remplaçons cette antique qualité nationale par quelque chose de brutal, de grossier, de lourd. Nous rions sottement.
    L'esprit, en France, avait plusieurs sortes de manifestations. On pouvait le classer par genres :
    L'esprit des rues ;
    L'esprit des salons ;
    L'esprit des livres.

    Qu'est-ce que l'esprit ? Le dictionnaire n'en donne point de définition. C'est un certain tour de pensée tantôt joyeux, tantôt comique, tantôt piquant, qui produit dans l'intelligence une sorte de chatouillement agréable et provoque le rire.
    On appelle rire une gaieté particulière de l'âme qui se manifeste par des grimaces, des plis nerveux autour de la bouche, et des petits cris saccadés qui semblent sortir du nez.
    Or, à Paris, le rapprochement imprévu, bizarre, de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une calembredaine quelconque, une acrobatie de langage fait passer à travers la ville un souffle de contentement.
    Pourquoi tous les Français rient-ils, alors que tous les Anglais et tous les Allemands trouveront incompréhensible notre amusement ? Pourquoi ? Mais parce que nous sommes Français, que nous avons l'intelligence française et que nous possédons cette charmante et alerte faculté du rire.
    Mais nous rions, aujourd'hui, pour des sottises tellement lourdes qu'on en demeure confondu.
    Sous la Fronde, sous la Régence, sous la Restauration, sous Louis XVIII les mots qui couraient la ville avaient une verve agile, une pointe effilée, parfois même empoisonnée, et toujours une portée secrète. Derrière la drôlerie ou la perfidie du trait se cachait une pensée subtile. Cela sonnait clair comme de la bonne monnaie d'argent. Aujourd'hui l'esprit sonne faux comme du plomb.
    Est-il possible vraiment que depuis quatre ou cinq ans tout l'effort de l'intelligence alerte de la France aboutisse à travers les mots v'lan et pschutt ! V'lan ! Pschutt ! Pourquoi V'lan ? pourquoi Pschutt ? Qu'y a-t-il de drôle dans ces deux syllabes ? Quel flot de stupidité a donc noyé notre esprit ?

    « En France, l'esprit court les rues », dit-on. On l'y rencontre cependant de moins en moins. Mais où apparaît le plus cette décadence, c'est assurément dans les salons.
    La conversation y est généralement banale, courante, oiseuse, toute faite, monotone, à la portée de chaque imbécile. Cela coule, coule des lèvres, des petites lèvres des femmes qu'un pli gracieux retrousse, des lèvres barbues des hommes qu'un bout de ruban rouge à la boutonnière semble indiquer intelligents. Cela coule sans fin, écœurant, bête à faire pleurer, sans une variante, sans un éclat, sans une saillie, sans une fusée d'esprit.
    On parle musique, art, haute poésie. Or il serait cent millions de fois plus intéressant d'entendre un charcutier parler saucisse avec compétence que d'écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités sur les seules choses grandes et belles qui soient.
    Croyez-vous qu'ils pensent à ce qu'ils disent, ces gens ? qu'ils fassent l'effort de comprendre ce dont ils s'entretiennent, d'en pénétrer le sens mystérieux ? Non.
    Ils répètent tout ce qu'il est d'usage de répéter sur ce sujet. Voilà tout. Aussi je déclare qu'il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve, et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd'hui dans ce qu'on appelle le monde et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu'on entend à tout propos.
    Quelques salons font exception. Ils sont rares.
    Je ne prétends point qu'on doive dégager dans une causerie de dix minutes le sens philosophique du moindre événement, cet « au-delà » de chaque fait raconté, qui élargit jusqu'à l'infini tout sujet qu'on aborde.
    Non certes. Mais il faudrait au moins savoir causer avec un peu d'esprit.
    Causer avec esprit ? Qu'est-ce que cela ? Causer c'était jadis l'art d'être homme ou femme du monde, l'art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n'importe quoi, de séduire avec rien du tout.
    Aujourd'hui on parle, on raconte, on bavarde, on potine, on cancane ; on ne cause plus, on ne cause jamais.
    Berlioz a écrit dans une de ses lettres :
    « Je vis, depuis mon retour d'Italie, au milieu du monde le plus prosaïque, le plus desséchant. Malgré mes supplications de n'en rien faire, on se plaît, on s'obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie ; ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid : on dirait qu'ils parlent vin, femmes, émeutes ou autres cochonneries. Mon beau-frère surtout, qui est d'une loquacité effrayante, me tue. Je sens que je suis isolé de tout ce monde par mes pensées, par mes passions, par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon cœur, par tout. »
    Eh bien ! savoir causer, c'est savoir parler vin, femmes, émeutes... et autres balivernes, sans que ce soit jamais... ce que dit Berlioz.
    Comment définir ce vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquettes avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie spirituelle ?
    On s'embourbe aujourd'hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues qui n'intéressent aucun voisin.
    Et puis toujours la conversation se traîne sur les faits politiques du jour ou de la veille. Jamais plus elle ne s'envole d'un coup d'aile pour aller d'idée en idée, comme jadis.

    Mais ce n'est point seulement de la conversation qu'a disparu la charmante finesse française. La société actuelle, composée presque exclusivement de parvenus récents, a perdu un sens délicat, une sorte de flair subtil, insaisissable, inexprimable, qui appartient presque exclusivement aux aristocraties lettrées et qu'on peut appeler : le sens artiste.
    Un artiste ! Le public d'aujourd'hui qui lit avidement des pamphlets ineptes en les déclarant spirituels uniquement parce qu'ils lèvent les masques, ne comprend nullement ce que signifie ce mot « artiste » appliqué à un homme de lettres. Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l'extrême ce sens artiste qui disparaît, il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l'auteur, lisait lentement, sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s'il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l'influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.
    Quand un homme, quelque doué qu'il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n'est pas dans le fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l'exprimer, il n'a pas le sens de l'art.
    La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages. devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu'elles disent ; elle vient d'une accordance absolue de l'expression avec l'idée, d'une sensation d'harmonie, de beauté secrète échappant la plupart du temps au jugement des foules.
    Musset, ce grand poète, n'était pas un artiste. Les choses charmantes qu'il dit en une langue facile et séduisante, laissent presque indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l'émotion d'une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.
    La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques, un peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l'extase que nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.
    Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs ne leur demandent qu'un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d'autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d'une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.
    Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l'évocation d'un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de
    cela il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu'on lui montre. Il serait inutile d'essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.
    Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s'étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu'ils ignorent ; et ils sourient en haussant les épaules. Qu'importe. Ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n'ont point d'oreille.
    Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l'art, pour se comprendre comme s'ils se servaient d'un langage ignoré des autres.

    D'où vient donc cette lourdeur de nos esprits ? Des mœurs nouvelles ? ou des hommes nouveaux ? Des deux, peut-être. Sans doute aussi du gouvernement ! Mais je ne voudrais pas accuser le gouvernement d'avoir produit le phylloxéra ou la maladie des pommes de terre. Ces sortes d'accusations, fréquentes d'ailleurs, ne sont pas assez justifiées. Mais on peut, sans crainte de se tromper, l'accuser de nous rendre épais comme des Allemands.
    Tel maître, tel valet, dit un proverbe. Tel roi, tel peuple. Si le prince est spirituel, artiste et lettré, le peuple aussitôt devient artiste, lettré et spirituel. Quand le prince est lourdaud, le peuple entier devient stupide. Or, nos princes, on peut l'avouer, ne sont ni artistes, ni lettrés, ni fins, ni élégants, ni délicats. Par « nos princes » j'entends nos députés. Quelques-uns font exception ; mais ils ne comptent pas, noyés dans la masse des représentants crottés du suffrage universel.
    Et le chef de l'État, fort honnête homme, ne cherche pas à faire de l'Élysée un temple de l'Esprit et des Arts, comme on aurait dit au siècle dernier.

22 août 2008

L'évolution du roman au 19ème siècle

    Ce qu'on appelle aujourd'hui le roman de mœurs est d'invention assez moderne. Je ne le ferai pas remonter à Daphnis et Chloé, cette églogue poétique, sur laquelle s'extasient les esprits doctes et tendres qu'exalte l'Antiquité, ni à l'Ane, conte grivois, que refit en le développant, Apulée, ce décadent classique.
    Je ne m'occuperai pas non plus, dans cette très courte étude sur l'évolution du roman moderne depuis le commencement de ce siècle, de ce qu'on appelle le roman d'aventures, lequel nous vient du Moyen Age, et, né des récits de chevalerie, continué par Mlle de Scudéry, et plus tard modifié par Frédéric Soulié et Eugène Sue, semble avoir eu son apothéose dans ce conteur de génie que fut Alexandre Dumas père.
    Quelques hommes encore aujourd'hui s'acharnent à égrener des histoires aussi invraisemblables qu'interminables, durant cinq ou six cents pages, mais ils ne sont lus par aucun de ceux que passionne ou même qu'intéresse l'art littéraire.
    A côté de cette école des amuseurs, qui ne s'impose que rarement à l'estime des lettrés et qui a dû son triomphe aux facultés exceptionnelles, à l'inépuisable imagination et la verve intarissable de ce volcan en éruption de livres, qui se nommait Dumas, se déroula dans notre pays une chaîne de romanciers philosophes dont les trois ancêtres principaux, bien différents de nature, sont : Lesage, J.-J. Rousseau et l'abbé Prévost.
    De Lesage descend la lignée des fantaisistes spirituels qui, regardant le monde de, leur fenêtre, un lorgnon sur Vueil, une feuille de papier devant eux, psychologues souriants, plus ironiques qu'émus, nous ont montré, avec de jolis dehors d'observation et des élégances de styles, de fringantes marionnettes.
    Les hommes de cette école, artistes aristocrates, ont surtout la préoccupation de nous rendre visibles leur art et leur talent, leur ironie, leur délicatesse, leur sensibilité. Ils les dépensent à profusion, autour de personnages fictifs, manifestement imaginés, des automates qu'ils animent.
    De J.-J. Rousseau descend la grande famille des écrivains romanciers-philosophes, qui ont mis l'art d'écrire, tel qu'on le comprenait autrefois, au service d'idées générales. Ils prennent une thèse et la mettent en action. Leur drame n'est pas tiré de la vie, mais conçu, combiné et développé en vue de démontrer le vrai ou le faux d'un système.
    Chateaubriand, incomparable virtuose, chanteur de rythmes écrits, pour qui la phrase exprime la pensée autant par la sonorité que par la valeur des mots, fut le grand continuateur du philosophe de Genève ; et Mme Sand a tout l'air d'avoir été le dernier enfant génial de cette descendance. Comme chez Jean-Jacques, on retrouve chez elle l'unique souci de personnifier des thèses en des individus qui sont, tout le long de l'action, les avocats d'office des doctrines de l'écrivain. Rêveurs, utopistes, poètes, peu précis et peu observateurs, mais prêcheurs éloquents, artistes et séducteurs, ces romanciers n'ont plus guère aujourd'hui de représentants parmi nous.
    Mais de l'abbé Prévost nous arrive la puissante race des observateurs, des psychologues, des véritalistes. C'est avec Manon Lescaut qu'est née l'admirable forme du roman moderne.
    En ce livre, pour la première fois, l'écrivain cessant d'être uniquement un artiste, un ingénieux montreur de personnages est devenu, tout à coup, sans théories préconçues, par la force même et la nature propre de son génie, un sincère, un admirable évocateur d'êtres humains. Pour la première fois nous recevons l'impression profonde, émouvante, irrésistible de gens pareils à nous, passionnés et saisissants de vérité, qui vivent leur vie, notre vie, aiment et souffrent comme nous entre les pages d'un livre.
    Manon Lescaut, cet inimitable chef-d'œuvre, cette prodigieuse analyse d'un cœur de femme, la plus fine, la plus exacte, la plus pénétrante, la plus complète, la plus révélatrice peut-être qui existe, nous dévoile si nue, si vraie, si intimement évoquée, cette âme légère, aimante, changeante, fausse et fidèle de courtisane, qu'elle nous renseigne en même temps sur toutes les autres âmes de femme, car toutes se ressemblent un peu, de près ou de loin.
    Sous la Révolution et sous l'Empire, la littérature sembla morte. Elle ne peut vivre qu'aux époques de calme, qui sont des époques de pensée. Pendant les périodes de violence et de brutalité, de politique, de guerre et d'émeute, l'art disparaît, s'évanouit complètement, car la force brutale et l'intelligence ne peuvent dominer en même temps.
    La résurrection fut éclatante. Une légion de poètes surgit, qui s'appelèrent A. de Lamartine, A. de Vigny, A. de Musset, Baudelaire, Victor Hugo et deux romanciers apparurent, de qui date la réelle évolution de l'aventure imaginée à l'aventure observée, ou mieux à l'aventure racontée, comme si elle appartenait à la vie.
    Le premier de ces hommes, grandi pendant les secousses de l'Épopée impériale, se nomma Stendhal, et le second, le géant des lettres modernes, aussi énorme que Rabelais, ce père de la littérature française, fut Honoré de Balzac.
    Stendhal gardera surtout une valeur de précurseur c'est le primitif de la peinture de mœurs. Ce pénétrant esprit, doué d'une lucidité et d'une précision admirables, d'un sens de la vie subtil et large, a fait couler dans ses livres un flot de pensées nouvelles, mais il a si complètement ignoré l'art, ce mystère qui différencie absolument le penseur de l'écrivain, qui donne aux œuvres une puissance presque surhumaine, qui met en elles le charme inexprimable des proportions absolues et un souffle divin qui est l'âme des mots assemblés par un engendreur de phrases, il a tellement méconnu la toute-puissance du style qui est la forme inséparable de l'idée, et confondu l'emphase avec la langue artiste, qu'il demeure, malgré son génie, un romancier de second plan.
    Le grand Balzac lui-même ne devint un écrivain qu'aux heures où il semble écrire avec une furie de cheval emporté. Il trouve alors, sans les chercher, comme il le fait inutilement et péniblement presque toujours, cette souplesse, cette justesse, qui centuplent la joie de lire.
    Mais devant Balzac on ose à peine critiquer. Un croyant oserait-il reprocher à son dieu toutes les imperfections de l'univers ? Balzac a l'énergie fécondante, débordante, immodérée, stupéfiante d'un dieu, mais avec les hâtes, les violences, les imprudences, les conceptions incomplètes, les disproportions d'un créateur qui n'a pas le temps de s'arrêter pour chercher la perfection.
    On ne peut dire de lui qu'il fut un observateur, ni qu'il évoqua exactement le spectacle de la vie, comme le firent après lui certains romanciers, mais il fut doué d'une si géniale intuition et il créa une humanité tout entière si vraisemblable, que tout k monde y crut et qu'elle devint vraie. Son admirable fiction modifia le monde, envahit la société, s'imposa et passa du rêve dans la réalité. Alors, les personnages de Balzac, qui n'existaient pas avant lui, parurent sortir de ses livres pour entrer dans la vie, tant il avait donné complète l'illusion des êtres, des passions et des événements.
    Cependant, il ne codifia point sa manière de créer comme il est d'usage de k faire aujourd'hui. Il produisit simplement avec une surprenante abondance et une infinie variété.
    Derrière lui, une école se forma bientôt, qui, s'autorisant de ce que Balzac écrivait mal, n'écrivit plus du tout, et érigea en règle la copie précise de la vie. M. Champfleury fut un des plus remarquables chefs de ces réalistes, dont un des meilleurs, Duranty, a laissé un fort curieux roman : Le Malheur d'Henriette Gérard.
    Jusque-là, tous les écrivains qui avaient eu le souci de donner en leurs livres la sensation de la vérité semblent s'être peu préoccupés de ce qu'on appelait l'art d'écrire. On eût dit que, pour eux, le style était une sorte de convention dans l'exécution, inséparable de la convention dans la conception, et que la langue châtiée et artiste apportait un air emprunté, un air irréel aux personnages du roman qu'on voulait créer tout à fait pareils à ceux des rues.
    C'est alors qu'un jeune homme, doué d'un tempérament lyrique, nourri des classiques, épris de l'art littéraire, du style et du rythme des phrases à n'avoir plus d'autre amour dans le cœur, et armé aussi d'un œil admirable d'observateur, de cet œil qui voit en même temps les ensembles et les détails, les formes et les couleurs, et qui sait deviner les intentions secrètes tout en jugeant la valeur plastique des gestes et des faits, apporta dans l'histoire de la littérature française un livre d'une impitoyable exactitude et d'une impeccable exécution, Madame Bovary.
    C'est à Gustave Flaubert qu'on doit l'accouplement du style et de l'observation modernes.
    Mais la poursuite de la vérité, ou plutôt de la vraisemblance amenait peu à peu la recherche passionnée de ce qu'on appelle aujourd'hui le document humain.
    Les ancêtres des réalistes actuels s'efforçaient d'inventer en imitant la vie ; les fils s'efforcent de reconstituer la vie même, avec des pièces authentiques qu'ils ramassent de tous les côtés. Et ils les ramassent avec une incroyable ténacité. Ils vont partout, furetant, guettant, une hotte au dos, comme des chiffonniers. Il en résulte que leurs romans sont souvent des mosaïques de faits arrivés en des milieux différents et dont les origines, de nature diverse, enlèvent au volume où ils sont réunis le caractère de vraisemblance et l'homogénéité que les auteurs devraient poursuivre avant tout.
    Les plus personnels des romanciers contemporains qui ont apporté dans la chasse et l'emploi du document l'art le plus subtil et le plus puissant sont assurément les frères de Goncourt. Doués, en outre, de natures extraordinairement nerveuses, vibrantes, pénétrantes, ils sont arrivés à montrer, comme un savant qui découvre une couleur nouvelle, une nuance de la vie presque inaperçue avant eux. Leur influence sur la génération actuelle est considérable et peut être inquiétante, car, tout disciple outrant les procédés du maître tombe dans les défauts dont le sauvèrent ses qualités magistrales.
    Procédant à peu près de la même façon, M. Zola, avec une nature plus forte, plus large, plus passionnée et moins raffinée, M. Daudet avec une manière plus adroite, plus ingénieuse, délicieusement fine et moins sincère peut-être, et quelques hommes plus jeunes comme MM. Bourget, de Bonniéres, etc., etc., complètent et semblent terminer le grand mouvement du roman moderne vers la vérité. Je ne cite point avec intention M. Pierre Loti, qui reste le prince des poètes fantaisistes en prose. Pour les débutants qui apparaissent aujourd'hui, au lieu de se tourner vers la vie avec une curiosité vorace, de la regarder partout autour d'eux avec avidité, d'en jouir ou d'en souffrir avec force suivant leur tempérament, ils ne regardent plus qu'en eux-mêmes, observent uniquement leur âme, leur cœur, leurs instincts, leurs qualités ou leurs défauts, et proclament que le roman définitif ne doit être qu'une autobiographie.
    Mais comme le même cœur, même vu sous toutes ses faces, ne donne point des sujets sans fin, comme le spectacle de la même âme répété en dix volumes devient fatalement monotone, ils cherchent, par des excitations factices, par un entraînement étudié vers toutes les névroses, à produire en eux des âmes exceptionnellement bizarres qu'ils s'efforcent aussi d'exprimer par des mots exceptionnellement descriptifs, imagés et subtils.
    Nous arrivons donc à la peinture du moi, du moi hypertrophié par l'observation intense, du moi en qui on inocule les virus mystérieux de toutes les maladies mentales.
    Ces livres prédits, s'ils viennent comme on les annonce, ne seront-ils pas les petits-fils naturels et dégénérés de l'Adolphe de Benjamin Constant ?
    Cette tendance vers la personnalité étalée - car c'est la personnalité voilée qui fait la valeur de toute œuvre, et qu'on nomme génie ou talent - cette tendance n'est-elle pas une preuve de l'impuissance à observer, à observer la vie éparse autour de soi, comme ferait une pieuvre aux innombrables bras ?
    Et cette définition, derrière laquelle se barricada Zola dans la grande bataille qu'il a livrée pour ses idées, ne sera-t-elle point toujours vraie, car elle peut s'appliquer à toutes les productions de l'art littéraire et à toutes les modifications qu'apporteront les temps : un roman, c'est la nature vue à travers un tempérament.
    Ce tempérament peut avoir les qualités les plus diverses, et se modifier suivant les époques, mais plus il aura de facettes, comme le prisme, plus il reflétera d'aspects de la nature, de spectacles, de choses, d'idées de toute sorte et d'êtres de toute race, plus il sera grand, intéressant et neuf.

22 août 2008

En lisant

Nous ne connaissons guère que deux romans du XVIIIe siècle : Gil Blas et Manon Lescaut. Tous deux sont baptisés chefs-d'œuvre, bien que le second soit à mon avis incomparablement supérieur au premier, en ce sens qu'il nous renseigne sur les mœurs, les coutumes, la morale ( ?) et les manières d'aimer de cette époque charmante et libertine. C'est le roman naturaliste du temps. Gil Blas, au contraire, n'est point documentaire malgré sa grande valeur. On y sent partout les conventions de l'écrivain, l'aventure d'ailleurs se passe au-delà des monts, et on n'y voit pas percer beaucoup de l'humanité d'alors. Les admirables contes de Voltaire ne nous en apprennent point davantage. Les polissonneries peu littéraires de Crébillon fils et autres ne nous troublent même pas l'esprit, et c'était surtout par la tradition, par les mémoires et l'histoire, que nous pouvions nous figurer cette société exquise et corrompue, raffinée, débauchée, artiste jusqu'aux ongles, gracieuse et spirituelle avant tout, pour qui le plaisir était la seule loi et l'amour la seule religion.
    Or, voici qu'un petit roman d'alors, peu connu, bien que souvent réimprimé, nous apporte, grâce à la réédition que vient d'en faire l'éditeur Kistemaeckers, des renseignements inestimablement précieux. Cela s'appelle Themidore, et porte en sous-titre : « Mon histoire et celle de ma maîtresse. »
    Oh ! c'est polisson à l'excès, immoral à outrance, pimenté de détails scabreux, mais si jolis, si jolis ! Un vrai miroir enfin de la débauche spirituelle, élégante, bien née et bien portée de cette fin de siècle amoureuse. Nos prêcheurs doctrinaires, ces empêcheurs de danser en rond, farcis d'idées graves et de préceptes pudibonds, rougiraient jusqu'aux cheveux s'ils entr'ouvraient seulement ce petit volume délicieux qui est un pur... non, un impur chef-d'œuvre.
    Oui, un chef-d'œuvre ! Et ils sont rares les chefs-d'œuvre. Et tout séduit dans cette merveille de grâce décolletée ; et l'esprit y coule avec une abondance prodigieuse. C'est de ce bon esprit français, qui sonne clair, de cet esprit naturel, sautillant, pivotant, impertinent, léger, sceptique et brave, et il jaillit, cet esprit, dans un style exquis et simple, d'allure crâne et coquette, souple et finement méchante. Voilà de bonne prose de notre vieux pays, de la prose bien transparente qu'on boit comme nos vins, qui scintille comme eux, et monte aux têtes, et rend joyeux. C'est un bonheur de lire cela, un bonheur savoureux, une volupté presque sensuelle de l'intelligence.
    L'auteur, qui cachait son nom, était un fermier général, Godard d'Aucourt. Vraiment, on eût aimé souper en sa compagnie.
    Et le sujet ? dira-t-on. Presque rien : l'histoire d'un jeune élégant dont le père fait enfermer la maîtresse, Rosette, et qui parvient à la délivrer. Et qu'il eut raison, l'heureux coquin !
    Ce livre donne étrangement la sensation de ce temps déjà lointain, et des gens d'alors, et de leurs habitudes ; c'est toute une résurrection.
    M. Kistemaeckers n'a pas souvent la main aussi heureuse dans ses réimpressions.

    De Bruxelles encore, nous arrive une bien singulière nouvelle de l'écrivain naturaliste J.-K. Huysmans. Elle a pour titre : A Vau-l'Eau.
    Ce petit conte, qui me séduit profondément dans sa sincérité banale et navrante, a le don de faire dresser les cheveux sur la tête des amateurs de sentiment. Et j'ai vu des gens hors d'eux à son souvenir, ou bien abattus comme des porteurs d'Union Générale, ou bien frénétiquement furibonds. J'en ai vu gémir et j'en ai vu hurler. La donnée si modeste suffit à les exaspérer. C'est l'histoire d'un employé à la recherche d'un bifteck. Rien de plus. Un pauvre diable d'homme, forçat de ministère, n'ayant que trente sous à consacrer à chaque repas, erre de gargote en gargote, écœuré par la fadeur des sauces, l'insipide coriacité des viandes inférieures, les douteuses senteurs de la raie au beurre noir, et la saveur acide des liquides frelatés.
    Il va de la table d'hôte au marchand de vin, de la rive gauche à la rive droite, retourne découragé aux mêmes maisons où il retrouve les mêmes plats, ayant toujours les mêmes goûts. C'est, en quelques pages, la lamentable histoire des humbles qu'étreint la misère correcte, la misère en redingote. Et cet homme est un intelligent, un résigné, qui ne se révolte que devant la bêtise acclamée. Cet Ulysse des gargotes, dont l'odyssée se borne à des voyages entre des plats où graillonnent les beurres rancis autour de copeaux de chair inavalables, est navrant, poignant, désespérant, parce qu'il nous apparaît d'une effrayante vérité.
    Les gens dont j'ai parlé s'écrient : « Ne nous montrez pas les vérités hideuses ; ne nous montrez que les vérités consolantes ! Ne nous découragez pas ; amusez-nous ».
    Il est certain que les esprits construits de façon à s'amuser à la lecture d'un roman de M. Cherbuliez s'ennuieraient mortellement au récit des découragements de M. Folantin. Je comprends à la rigueur l'opinion de ces gens ; mais je ne comprends plus qu'ils refusent à d'autres le droit de préférer infiniment l'œuvre du romancier naturaliste aux combinaisons d'aventures attendrissantes qu'imaginerait l'autre écrivain.
    A côté des livres qui amusent, admettez-vous les livres qui émeuvent ? Oui, n'est-ce pas ? Or, c'est à mon tour de ne pas admettre qu'on puisse être ému par le tissu d'invraisemblances des romans dits consolants. Quoi de plus émouvant, de plus poignant que la vérité ? Et quoi de plus vrai que la toute simple histoire d'un employé pauvre à la recherche d'un dîner passable ?
    Pour être ému, il faut que je trouve, dans un livre, de l'humanité saignante ; il faut que les personnages soient mes voisins, mes égaux, passent par les joies et les souffrances que je connais, aient tous un peu de moi, me fassent établir, à mesure. que je lis, une sorte de comparaison constante, faisant frissonner mon cœur à des souvenirs intimes, et éveillent à chaque ligne des échos de ma vie de chaque jour. Et voilà pourquoi l'Éducation sentimentale me bouleverse, et pourquoi le roquefort avarié de M. Folantin fait courir en ma bouche des frémissements sinistres de remémorance.
    D'autres peuvent se passionner aux aventures de Monte-Cristo ou des Trois Mousquetaires, dont jamais je n'ai pu achever la lecture, tant un invincible ennui me gagne à cette accumulation d'incroyables fantaisies.
    Car comment être empoigné quand on ne peut pas croire ? Et comment croire quand toutes les impossibilités s'entassent ? Et pourtant c'est à peine si on oserait avouer son indifférence pour ces œuvres de clinquant, si l'inimitable maître Balzac n'avait écrit justement, au sujet des bouquins de Dumas père, cette phrase : « On est vraiment fâché d'avoir lu cela ; rien n'en reste que le dégoût pour soi-même d'avoir ainsi gaspillé son temps ».

   

A Vau-l'Eau, certes, n'est point à recommander aux jeunes femmes qui veulent s'endormir avec un livre parfumé ; à celles qui veulent croquer une nouvelle comme on croque une praline, et rester rêveuses sur un petit conte écrit pour elles. Mais voici le Mal d'aimer, de René Maizeroy, un délicat, un raffiné et un féminin par excellence.
    Quelques-uns des courts récits que contient ce volume sont des bijoux de grâce ; quelques autres, comme le Crucifié se dressent grands et terribles. Ce Crucifié a toute une histoire, d'ailleurs. Publié d'abord dans un journal, il fut poursuivi et condamné, et quand on le relit dans le volume, on reste vraiment stupéfait des soudaines pudeurs de la justice. On serait tenté de croire à cette haine de la littérature dont parlait si souvent Flaubert exaspéré. Quand une simple obscénité apparaît dans quelque feuille immonde, le Parquet ferme les yeux. Il a ri, sans doute ; mais dès qu'il croit voir une tendance littéraire, des cabrioles d'adjectifs et des sonorités de verbes, il sévit.
    Citons, parmi les histoires les plus charmantes de ce volume, Le Mariage du Colonel, Le Roman de Benoît Chanson, Les Demoiselles du Major, La Dernière Revue, l'Aubade.
    Mais pourquoi donc ce subtil conteur qu'est René Maizeroy, ce maniériste si souple, ce précieux désarticulateur de mots, ce sensitif qui parait fait surtout pour dire les péchés délicats des chères adorées dans les boudoirs, dont l'air semble épaissi par des saveurs d'amour, veut-il aussi, de sa plume, qu'on disait parfumée, nous tracer de simples et brutales histoires de paysans ? Ce sont des bergers Watteau qu'il nous fait, et qui parlent trop sa langue maladivement énervée. Ses paysans fleurent l'églogue ; et toute la grâce de ses phrases exquisement contournées ne nous donne pas le rude coup de poing qu'il faut, la nette sensation du drame champêtre et violent, de cette Margot, brûlant la maison du père et tout le village natal, afin de pouvoir rejoindre son amant.

22 août 2008

Chronique

Dans un article, dont je lui suis infiniment reconnaissant, malgré ses réserves, M. Francisque Sarcey soulève à mon sujet plusieurs questions littéraires. J'aurais préféré répondre aux théories de l'éminent critique sans avoir été nommé, pour n'avoir point l'air de plaider ma propre cause ; car j'estime qu'un écrivain n'a jamais le droit de prendre la parole pour un fait personnel : mais, dans le cas présent, la discussion passe bien au-dessus de ma tête.
    M. Sarcey a écrit : « Voici, ce me semble, que nous sommes descendus plus bas. Ce n'est plus même la courtisane que nos romanciers se plaisent à peindre, ils marquent je ne sais quel goût étrange pour la prostituée... »
    Et plus loin : « A quoi bon se donner tant de mal pour étudier des êtres aussi peu dignes d'intérêt ? Ces âmes dégradées ne sont plus capables que d'un très petit nombre de sentiments qui tiennent tous de l'animalité. »
    M. Sarcey, en ce cas, passe ses droits, me semble-t-il. Depuis que la littérature existe les écrivains ont toujours énergiquement réclamé la liberté la plus absolue dans le choix de leurs sujets. Victor Hugo, Gautier, Flaubert, et bien d'autres, se sont justement irrités de la prétention des critiques d'imposer un genre aux romanciers.
    Autant reprocher aux prosateurs de ne point faire de vers, aux idéalistes de n'être point réalistes, etc.
    L'écrivain est et doit rester seul maître, seul juge de ce qu'il se sent capable d'écrire. Mais il appartient aux critiques, aux confrères, au public, d'apprécier s'il a accompli bien ou mal l'œuvre qu'il s'était imposée. Il n'est justiciable du lecteur que pour l'exécution.
    S'il me prend fantaisie de critiquer ou de contester le talent d'un homme, je ne le puis faire qu'en me plaçant à son point de vue, en pénétrant ses intentions secrètes. Je n'ai pas le droit de reprocher à M. Feuillet de ne jamais analyser des ouvriers, ou à M. Zola de ne point choisir des personnages vertueux.
    Il ne s'ensuit pas qu'il ne nous soit point permis de garder des préférences pour un certain ordre d'idées ou de sujets.
    Nous touchons là à la question la plus discutée depuis une dizaine d'années. Je ne puis mieux faire, me semble-t-il, pour l'aborder, que de citer un passage d'une très remarquable lettre de M. Taine, dont je ne partage point l'opinion, opinion qui concorde d'ailleurs avec celle de M. Francisque Sarcey :
    « Dans le second rôle, il ne me reste qu'à vous prier d'ajouter à vos observations une autre série d'observations. Vous peignez des paysans, des petits bourgeois, des ouvriers, des étudiants et des filles. Vous peindrez sans doute un jour la classe cultivée, la haute bourgeoisie, ingénieurs, médecins, professeurs, grands industriels et commerçants.
    « A mon sens, la civilisation est une puissance. Un homme né dans l'aisance, héritier de trois ou quatre générations honnêtes, laborieuses et rangées, a plus de chances d'être probe, délicat et instruit. L'honneur et l'esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre.
    « Cette doctrine est bien aristocratique, mais elle est expérimentale... »
    Ajoutons encore à cela le vœu formulé par un maître romancier, Edmond de Goncourt, de voir les jeunes gens appliquer au monde, au vrai monde, les procédés d'observation scrupuleuse qu'emploient depuis longtemps déjà les écrivains pour analyser les humbles classes !
    Et maintenant étonnons-nous de ce que les gens qui semblent les seuls intéressants à étudier soient toujours négligés par les hommes de lettres.
    Pourquoi ? Est-ce, comme le dit Edmond de Concourt, parce que la difficulté de pénétration dans les cœurs, les âmes et les intentions est infiniment plus difficile ? Peut-être un peu. Mais il existe une autre raison.
    Le romancier moderne cherche avant tout à surprendre l'humanité sur le fait. Ce qu'il a donc intérêt à dégager d'abord dans toute action humaine, c'est le mobile initial, l'origine mystérieuse du vouloir, et surtout les déterminants communs à toute la race, les impulsions instinctives.
    Or, ce qui distingue principalement les gens du monde des catégories d'individus plus simples, c'est surtout une sorte de vernis, de conventions, un badigeonnage d'hypocrisie compliquée.
    Le romancier se trouve donc placé dans cette alternative : faire le monde tel qu'il le voit, lever les voiles de grâce et d'honnêteté, constater ce qui est sous ce qui paraît, montrer l'humanité toujours semblable sous ses élégances d'emprunt, ou bien se résoudre à créer un monde gracieux et conventionnel comme l'ont fait George Sand, Jules Sandeau et Octave Feuillet.
    Non point qu'il faille attaquer et condamner ce parti pris de ne dépeindre que les surfaces attrayantes, que les apparences aimables ; mais, quand un écrivain est doué d'un tempérament qui ne lui permet d'exprimer que ce qu'il croit être la vérité, on ne le peut contraindre à tromper et à se tromper consciemment.
    M. Francisque Sarcey s'irrite et s'étonne que la courtisane et la fille depuis une quarantaine d'années aient envahi notre littérature, se soient emparées du roman et du théâtre.
    Je pourrais répondre en citant Manon Lescaut et toute la littérature pimentée de la fin du dernier siècle. Mais les citations ne sont jamais concluantes.
    La vraie raison n'est-elle pas celle-ci : les lettres sont entraînées maintenant vers l'observation précise ; or la femme a dans la vie deux fonctions, l'amour et la maternité. Les romanciers, peut-être à tort, ont toujours estimé la première de ces fonctions plus intéressante pour les lecteurs que la seconde, et ils ont d'abord observé la femme dans l'exercice professionnel de ce pour quoi elle semblait née.
    De tous les sujets, l'amour est celui qui touche le plus le public. C'est de la femme d'amour qu'on s'est surtout occupé.
    Et puis, il existe chez l'homme de profondes différences d'intelligence créées par l'instruction, le milieu, etc. ; il n'en est pas de même chez la femme, son rôle humain est restreint ; ses facultés demeurent limitées ; du haut en bas de l'échelle sociale, elle reste la même. Des filles épousées deviennent en peu de temps de remarquables femmes du monde, elles s'adaptent au milieu où elles se trouvent. Un proverbe dit qu'on a vu des rois épouser des bergères. Nous coudoyons chaque jour des bergères, et même moins, qui sont devenues des dames et qui tiennent leur rang tout comme d'autres.
    Chez les femmes, il n'est point de classes. Elles ne sont quelque chose dans la société que par ceux qui les épousent ou qui les patronnent. En les prenant pour compagnes, légitimes ou non, les hommes sont-ils donc toujours si scrupuleux sur leur provenance ? Faut-il l'être davantage en les prenant pour sujets littéraires ?
    M. Taine dit en sa lettre : « L'honneur et l'esprit sont toujours plus ou moins des plantes de serre... »
    Pour l'esprit, je ne le conteste pas ; quant à l'honneur ?... Je me rappelle qu'un jour on discutait cette question devant une jeune femme de province, mais du meilleur monde, et aristocrate jusqu'aux ongles. Elle s'irritait d'entendre dire qu'il y eût plus de sentiments droits et simplement nobles dans les classes moyennes que dans les classes hautes. Puis, comme on citait des exemples, elle se mit à rire tout à coup et convint que nous avions un peu, rien qu'un peu raison. Un souvenir lui était revenu : comme la guerre de 1870 venait de finir, elle fut chargée par un comité de quêter pour la libération du territoire, dans la grande ville manufacturière qu'elle habitait. Elle commença par les quartiers ouvriers. Certes, elle rencontra des brutes, mais elle y trouva aussi nombre de pauvres diables qui donnaient l'argent du dîner. Et des femmes du peuple, attendries, la voulaient embrasser, et des hommes en offrant leurs : sous lui serraient les mains à la faire crier. Quand elle pénétra dans les quartiers bourgeois, on répondait que les maîtres étaient sortis, ou bien quand elle les surprenait au logis, ils rusaient pour donner moins, s'excusaient hypocritement, se montraient gueux, avec des phrases.
    Un jour enfin, comme elle n'avait point trouvé chez lui un gros industriel, elle le rencontra en sortant. Il s'excusa, avec mille politesses, il la fit entrer, monter deux étages, lui offrit des biscuits et du malaga ; puis, apportant ses livres de commerce, lui prouva que, n'ayant rien gagné durant toute cette année d'invasion, il ne pouvait par conséquent rien donner à la patrie.
    Et la quêteuse ajouta : « Nous conservons toujours un peu de parti pris bienveillant pour les gens de notre monde ; au fond vous avez peut-être raison ».

22 août 2008

Sur les Blogueurs

Titre original : sur les Causeurs

Je lisais ceci, dernièrement, dans les lettres intimes de Berlioz qui viennent d'être publiées : « Je vis, depuis mon retour d'Italie, au milieu du monde le plus prosaïque, le plus desséchant. Malgré mes supplications de n'en rien faire, on se plaît, on s'obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie ; ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid ; on dirait qu'ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries. Mon beau-frère surtout, qui est d'une loquacité effrayante, me tue. Je sens que je suis isolé de tout ce monde par mes pensées, par mes passions, par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon cœur, par tout ».
    Cette violente et superbe boutade pourrait s'appliquer à tous ou du moins à presque tous les salons d'aujourd'hui, tant la conversation y est banale, courante, odieuse, toute faite, monotone, à la portée de chaque imbécile. Cela coule, coule des lèvres, des petites lèvres des femmes qu'un pli gracieux retrousse, des lèvres barbues des hommes qu'un bout de ruban rouge à la boutonnière semble indiquer intelligents. Cela coule sans fin, écœurant, bête à faire pleurer, sans une variante, sans un éclat, sans une saillie, sans une fusée d'esprit.
    On parle, en effet, musique, art, haute poésie. Or il serait cent millions de fois plus intéressant d'entendre un charcutier parler boudin avec compétence, que d'écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités sur les seules choses grandes et belles qui soient. Croyez-vous qu'ils pensent à ce qu'ils disent, ces gens ? Qu'ils fassent l'effort de descendre au fond de ce dont ils s'entretiennent, d'en pénétrer le sens mystérieux ? Non ! Ils répètent tout ce qu'il est d'usage de répéter sur ce sujet. Voilà tout. Aussi je déclare qu'il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd'hui dans ce qu'on appelle le monde, et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu'on entend à propos de tout.
    Quelques maisons, bien entendu, font exception, mais elles sont rares, très rares.
    Je ne prétends point assurément que chacun puisse, dans le premier salon venu, parler poésie avec l'autorité de Victor Hugo, musique avec la compétence de Saint-Saëns, peinture avec le savoir de Bonnat ; qu'on doive dégager, dans une causerie de dix minutes, le sens philosophique du moindre événement, pénétrer cet « au-delà » de la chose même qui en fait le charme, qui constitue la séduction profonde d'une œuvre d'art, et qui élargit jusqu'à l'infini tout sujet qu'on aborde. Non. Il faut savoir s'abstenir de traiter légèrement les grandes questions ; mais il faudrait, pour que les salons actuels, fussent abordables, qu'on sût au moins causer !

    Causer ! Qu'est cela ? Causer, madame, c'était jadis l'art d'être homme ou femme du monde ; l'art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n'importe quoi, de séduire avec rien du tout. Aujourd'hui on parle, on raconte, on chipote, on potine, on cancane, on ne cause plus, on ne cause jamais. L'ardent musicien que je citais s'écrie : « On dirait qu'ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries ». - Eh bien, savoir causer, c'est savoir parler vin, femmes, émeute et... autres balivernes, sans que rien soit... ce que dit Berlioz.
    Comment définir le vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquette avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie ? On s'embourbe aujourd'hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues, qui n'intéressent aucun voisin. Remarquez-le, sur vingt personnes qui parlent, dix-neuf parlent d'elles-mêmes, narrent des événements qui leur sont arrivés, et cela lentement, laissant l'esprit retomber après chaque mot, la pensée des auditeurs bâiller entre chaque phrase, de telle sorte qu'on a toujours envie de leur dire : « Mais taisez-vous donc, laissez-moi au moins rêver tranquillement ».
    Et puis toujours la conversation se traîne sur les choses banales du jour ou de la veille ; jamais plus elle ne s'envole d'un coup d'ailes pour se percher sur une idée, une simple idée, et, de là, sauter sur une autre, puis sur une autre.
    J'ai souvent entendu Gustave Flaubert dire (et cette observation m'a paru d'une singulière et profonde vérité) : « Quand on écoute causer les hommes, on reconnaît les esprits supérieurs à ceci : c'est que sans cesse ils vont du fait à l'idée générale, élargissant toujours, dégageant une sorte de loi, ne prenant jamais un événement que comme tremplin ».
    C'est ce que font les philosophes, les historiens, les moralistes. C'est ce que faisaient, toute proportion gardée, les charmants causeurs du siècle dernier. Ils jabotaient avec des idées bien plus qu'avec des faits divers. Aujourd'hui tout est faits divers. Quand on arrête, par hasard, dans un salon, l'écoulement des phrases toutes préparées, des idées reçues et des opinions adoptées, c'est pour narrer, sans commentaires spirituels d'ailleurs, quelque aventure d'alcôve ou de coulisse.

    Il ne reste maintenant que des monologueurs. Ceux-là sont des malins. Comprenant que personne ne pourrait leur donner la réplique, l'art de causer étant disparu, ils sont devenus des espèces de conférenciers pour dîners et soirées. On les connaît, on les cite, on les invite. L'Académie en compte même plusieurs en son sein. Celui-ci opère surtout en tête-à-tête, celui-là préfère la galerie. Ils ont leurs sujets préparés, leurs tiroirs à bavardage, leurs arguments, leurs ficelles.
    Le plus célèbre de tous, fort aimable homme, du reste, s'est fait une telle spécialité dans la causerie sentimentale à deux, lui seul parlant, que ses rivaux trépignent de jalousie. Jamais, oh ! jamais, il ne s'adresse aux hommes ! Tout pour les femmes. Pour elles, la séduction sérieuse de son esprit, son savoir grave et doux, tous ses frais d'éloquence. Mais aussi comme il sait leur plaire, comme il les séduit, comme il possède leur âme ! En voilà un qui doit mépriser Schopenhauer ! Et comme Schopenhauer le lui eût rendu !
    Beau ? Non, il n'est pas beau, il est bien. Tout en lui est bien : sa figure, sa tenue, sa parole, sa science, sa position, tout. Il est presque trop bien ; pour les hommes il serait mieux étant moins bien.
    Pour les femmes, il est l'idéal. Il sait manœuvrer sans faire de jalouses. Il choisit l'élue du jour, et - comment fait-il ? je l'ignore - mais bientôt ils sont seuls, dans un coin, tout seuls, causant. Il parle bas, très bas ; personne autour de lui n'entend ; il reste grave, toujours bien, souriant à peine ; tandis qu'elle le regarde soit fixement soit par secousses, gardant sur les lèvres un sourire ravi, le sourire des bienheureux. C'est le Donato de la parole !
    On dit pourtant qu'il n'est pas ce qu'on appelle un homme galant, bien qu'il soit fort galant homme ; il sait parler aux femmes, voilà tout.
    Pourquoi l'ai-je cité ? Parce que chacune, quand on le nomme, s'écrie : « Quel causeur ! » - Eh bien, non, ce n'est point un causeur ; il n'y a plus de causeurs, à part quatre ou cinq, peut-être ; et ceux-là même, ne trouvant jamais personne qui leur tienne tête à cette charmante mais difficile escrime, deviennent peu à peu des monologueurs.

22 août 2008

Sur Flaubert

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Le dernier roman de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, vient de paraître chez l'éditeur Alphonse Lemerre.
    De toutes les œuvres du magnifique écrivain, celle-ci est assurément la plus profonde, la plus fouillée, la plus large ; mais, pour ces raisons mêmes, elle sera peut-être la moins comprise.
    Voici quels sont l'idée et le développement de ce livre étrange et encyclopédique, qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l'étude des connaissances humaines ».
    Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d'une étroite amitié. L'un d'eux fait un héritage, l'autre apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale.
    Alors, ils commencent une série d'études et d'expériences embrassant toutes les connaissances de l'humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l'ouvrage.
    Ils se livrent d'abord au jardinage, puis à l'agriculture, à la chimie, à la médecine, à l'astronomie, à l'archéologie, à l'histoire, à la littérature, à la politique, à l'hygiène, au magnétisme, à la sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s'en dégoûtent, tentent l'éducation de deux orphelins, échouent encore et, désabusés, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.
    Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu'elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C'est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout, une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns les autres par les éternelles contradictions des auteurs, les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C'est l'histoire de la faiblesse de l'intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l'érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d'un merveilleux penseur qui constate sans cesse, en tout, l'éternelle et universelle bêtise.
    Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l'opposition d'autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.
    Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans La Tentation de saint Antoine, il l'a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C'est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant. parlant chacune sa langue, démontrent l'impuissance de l'effort, la vanité de l'affirmation et toujours l'« éternelle misère de tout ».
    La vérité d'aujourd'hui devient erreur demain, tout est incertain, variable et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. A moins qu'il n'y ait ni vrai ni faux. La morale du livre me semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu'on ne peut découvrir. »

    Il ne faut donc pas qu'il existe de malentendu entre l'auteur et le public, et que le lecteur en quête d'aventures vienne dire : « Ça, un roman ? Mais il n'y a pas d'intrigue. » C'est un roman, oui, mais un roman philosophique, et le plus prodigieux qu'on ait jamais écrit. Les critiques assurément vont proclamer des choses surprenantes et, au nom de l'art pour tous, attaquer cet art à l'usage des seules intelligences. Il est même probable qu'on contestera le droit de l'auteur de donner cette forme imagée du roman à des discussions de pure philosophie. Tant pis pour ceux qui penseront ainsi ; c'est alors qu'ils ne comprendront pas. Ce livre touche à tout ce qu'il a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l'homme : c'est l'histoire de l'idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.
    Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal je n'entends point ce rococo romantique qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l'idéal, pour la plupart des hommes, n'est autre chose que l'invraisemblable. Pour les autres, c'est tout simplement le domaine de l'idée.
    Gustave Flaubert, quoi qu'en aient dit les inconscients, a toujours été le plus acharné des idéalistes ; mais, comme il avait aussi l'amour ardent de la vérité, sans laquelle l'art n'existe pas, tous ceux qui confondent, comme je viens de l'indiquer, idéal avec invraisemblable ont fait de lui un matérialiste forcené.
    Voilà comme on comprend, chez nous.
    Dans ce qu'on appelle ordinairement un roman, des personnages se meuvent, s'aiment, se combattent, se détruisent, meurent, agissent sans cesse. Dans ce livre, les personnages ne sont guère que les porte-voix des idées qui deviennent vivantes en eux et, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent. Et un comique tout particulier, un comique intense, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l'humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents, et invariablement l'expérience contredit la théorie la mieux établie ; le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.
    Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l'impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l'auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes.
    Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu'ils avaient lus, et reprenant l'ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d'inepties, d'ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d'erreurs énormes, d'affirmations honteuses, d'inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Flaubert l'avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d'une autre, puis d'une autre, puis d'une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.
    Ce dossier de la bêtise forme aujourd'hui une montagne de notes. Peut-être, l'an prochain, pourra-t-il être livré au public.

    On peut dire que la moitié de la vie de Gustave Flaubert s'est passée à méditer Bouvard et Pécuchet, et qu'il a consacré ses dix dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l'œuvre, épouvanté toutefois devant l'énormité de la besogne. « Il faut être fou, disait-il souvent, pour entreprendre un pareil livre. » Il fallait surtout une patience surhumaine et une indéracinable bonne volonté.
    Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l'esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, en un paragraphe toutes les pensées d'un savant. Il prenait ensemble un lot d'idées de même nature et comme un chimiste préparant un élixir, il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait les principales, et de son formidable creuset sortaient des formules absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.
    Une fois il lui fallut s'arrêter, épuisé, presque découragé, et comme repos il écrivit son délicieux volume intitulé : Trois Contes.
    Puis il se remit à la besogne.
    Mais l'œuvre entreprise était de celles qu'on n'achève point. Un livre pareil mange un homme, car nos forces sont limitées et notre effort ne peut être infini. Flaubert écrivit deux ou trois fois à ses amis : « J'ai peur que la terminaison de l'homme n'arrive avant celle du livre ce serait une belle fin de chapitre. »
    Ainsi qu'il l'avait écrit, il est tombé, un matin, foudroyé par le travail, comme un Titan trop audacieux qui aurait voulu monter trop haut.
    Et, puisque je suis dans les comparaisons mythologiques, voici l'image qu'éveille en mon esprit l'histoire de Bouvard et Pécuchet.
    J'y revois l'antique fable de Sisyphe : ce sont deux Sisyphes modernes et bourgeois qui tentent sans cesse l'escalade de cette montagne de la science, en poussant devant eux cette pierre de la compréhension qui sans cesse roule et retombe.
    Mais eux, à la fin, haletants, découragés, s'arrêtent, et, tournant le dos à la montagne, se font un siège de leur rocher.

22 août 2008

Les bas-fonds

M. Albert Wolff, en critiquant vivement les tendances de la jeune école littéraire, lui reproche de ne jamais étudier que les bas-fonds, et il ajoute, avec toute raison : « Mais ces mots (les bas-fonds) n'impliquent pas forcément la seule étude des filles et des pochards, de ce qu'on appelle si gracieusement, dans cette littérature-là, les saligauds et les salopes. Les bas-fonds de la société commencent avec la déchéance des caractères, avec l'écroulement de l'homme, quelle que soit la caste qui en souffre. Quel vaste champ ouvert à l'observation du romancier ! Nous avons les bas-fonds de l'aristocratie, de la bourgeoisie, des artistes, des financiers et des ouvriers... »
    Et, me prenant personnellement à partie, M. Wolff me reproche de n'avoir pas répondu bien franchement, l'autre jour, à Francisque Sarcey. Toute question personnelle mise de côté, j'ai revendiqué la liberté absolue, pour le romancier, de choisir son sujet comme il l'entend. Je vais, aujourd'hui, si M. Wolff le veut bien, me mettre complètement d'accord avec lui sur cette, question des bas-fonds.
    La bas-fondmanie, qui sévit assurément, n'est qu'une réaction trop violente contre l'idéalisme exagéré qui précéda.
    Les romanciers ont aujourd'hui, n'est-ce pas ? la prétention de faire des romans vraisemblables. Ce principe admis, cet idéal artistique une fois posé (et chaque époque a le sien), l'étude unique et continue de ce qu'on appelle les bas-fonds serait aussi illogique que la représentation constante d'un monde poétiquement parfait.
    Quelle différence existerait-il, entre une œuvre dont tous les personnages seraient sages comme des images, et une autre œuvre dont les personnages seraient vils et criminels ? Aucune. Dans l'une comme dans l'autre subsisterait un parti pris de bien comme de mal, qui ne s'accorderait en rien avec la prétention adoptée de rendre la vie, c'est-à-dire d'être plus équitable, plus juste, plus vraisemblable que la vie même.
    Dans le roman tel que le comprenaient nos aînés, on recherchait les exceptions, les fantaisies de l'existence, les aventures rares et compliquées. On créait avec cela une sorte de monde nullement humain, mais agréable à l'imagination. Cette manière de procéder a été baptisée : « Méthode ou Art idéaliste. »
    Du roman, tel qu'on le comprend aujourd'hui, on cherche à bannir les exceptions. On veut faire, pour ainsi dire, une moyenne des événements humains et en déduire une philosophie générale, ou plutôt dégager les idées générales des faits, des habitudes, des mœurs, des aventures qui se reproduisent le plus généralement.
    De là cette nécessité d'observer avec impartialité et indépendance.
    La vie a des écarts que le romancier doit éviter de choisir, étant donné sa méthode actuelle. Les nécessités impérieuses de son art doivent lui faire souvent même sacrifier la vérité stricte à la simple mais logique vraisemblance.
    Ainsi les accidents sont fréquents. Les chemins de fer broient des voyageurs, la mer en engloutit, les cheminées écrasent les passants pendant les coups de vent. Or, quel romancier de la nouvelle école oserait, au milieu d'un récit, supprimer par un de ces accidents imprévus un de ses personnages principaux ?
    La vie de chaque homme étant considérée comme un roman, chaque fois qu'un homme meurt de cette manière, c'est cependant un roman que la nature interrompt brusquement. Dans ce cas, nous n'avons pas le droit de copier la nature. Car nous devons toujours prendre les moyennes et les généralités.
    Donc, ne voir dans l'humanité qu'une classe d'individus (que cette classe soit d'en haut ou d'en bas), qu'une catégorie de sentiments, qu'un seul ordre d'événements, est assurément une marque d'étroitesse d'esprit, un signe de myopie intellectuelle.
    Balzac, que nous citons tous, quelles que soient nos tendances, parce que son génie était aussi varié qu'étendu, - Balzac considérait l'humanité par ensembles, les faits par masses, il cataloguait par grandes séries d'êtres et de passions. Si nous semblons aujourd'hui abuser du microscope, et toujours étudier le même insecte humain, tant pis pour nous. C'est que nous sommes impuissants à nous montrer plus vastes.
    Mais, rassurons-nous. L'école littéraire actuelle élargira sans doute peu à peu les limites de ses études, et se débarrassera, surtout, des partis pris.
    En y regardant de près, la persistante reproduction des « bas-fonds » n'est, en réalité, qu'une protestation contre la théorie séculaire des choses poétiques.
    Toute la littérature sentimentale a vécu depuis des temps indéfinis sur cette croyance qu'il existait des séries de sentiments et de choses essentiellement nobles et poétiques, et que seuls, ces sentiments et ces choses pouvaient fournir des sujets aux écrivains.
    Les poètes, pendant des siècles, n'ont chanté que les jeunes filles, les étoiles, le printemps et les fleurs. Dans le drame, les basses passions elles-mêmes, la haine, la jalousie, avaient quelque chose d'emporté et de magnifique.
    Aujourd'hui, on rit des chanteurs de rosée, et on a compris que toutes les actions de la vie, que toutes les choses ont, en art, un égal intérêt ; mais, aussitôt cette vérité découverte, les écrivains, par esprit de réaction, se sont peut-être obstinés à ne dépeindre que l'opposé de ce qu'on avait célébré jusque-là. Quand cette crise sera passée, et elle doit toucher à sa fin, les romanciers verront d'un œil juste et d'un esprit égal tous les êtres et tous les faits ; et leur œuvre, selon leur talent, embrassera le plus possible de vie dans toutes ses manifestations.
    C'est justement pour se débarrasser de préjugés littéraires qu'on s'est mis à en créer d'autres tout opposés aux premiers. S'il est enfin une devise que doive prendre le romancier moderne, une devise résumant en quelques mots ce qu'il cherche, ce qu'il veut, ce qu'il tente, n'est-ce pas celle-ci : « Je tâche que rien de ce qui touche les hommes ne me soit étranger. » Nihil humani a me alienum puto.

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