Sur Flaubert
De temps en temps, parmi les écrivains qui laisseront leur nom à la
postérité, il s'en trouve qui se font une place spéciale par la
perfection et par la rareté de leurs œuvres. D'autres, à côté,
produisent abondamment mêlant le rare au banal, les choses trouvées aux
choses communes, et forçant le critique et le lecteur à un travail
considérable pour démêler ce qui doit rester de ce qui doit
disparaître. Mais eux, par un enfantement laborieux et patient,
produisent une œuvre absolue, parfaite dans l'ensemble et dans les
détails. Et si tous les ouvrages de ces auteurs n'obtiennent pas auprès
du public un succès absolument égal, il y a toujours au moins un de
leurs livres qui reste dans l'histoire des Lettres avec l'étiquette de
chef-d'œuvre, comme ces tableaux des grands maîtres qu'on place au
Louvre dans le salon carré.
M. Gustave Flaubert n'a encore produit que quatre livres et tous
resteront. Il se peut qu'un seul soit qualifié de chef-d'œuvre, et
cependant les autres ne l'auront certes pas moins mérité que celui-là.
Tout le monde a lu Madame Bovary, Salammbô, l'Éducation sentimentale et la Tentation de saint Antoine ;
tous les journaux ont fait si souvent l'analyse de ces ouvrages que je
n'ai point l'intention de la recommencer. Je veux parler d'une manière
générale de l'œuvre de M. Flaubert, et y chercher des choses que tout
le public n'y a peut-être pas vues jusqu'à présent.
Les gens qui jugent tout sans rien savoir, et qui s'empressent,
aussitôt que vient de paraître un livre d'un genre nouveau et inconnu,
d'y attacher, comme une pancarte, la bêtise de leur jugement qu'ils
croient être éternel, ont proclamé bien haut, à l'apparition de Madame Bovary, que M. Flaubert était un réaliste, ce qui dans leur esprit, signifiait matérialiste.
Depuis il a publié Salammbô, un poème antique, et Saint Antoine,
une quintessence des philosophies ; cela ne fait rien ; des
journalistes compétents l'avaient baptisé matérialiste, et matérialiste
il est resté pour les cerveaux rudimentaires des gens bien pensants.
Ce n'est point ici la place de faire l'histoire du roman moderne et
d'expliquer toutes les causes de l'émotion profonde soulevée par
l'apparition du premier livre de M. Flaubert. Il me suffira de faire
ressortir la plus importante.
Depuis l'origine des temps, le public français buvait avec délices
l'onctueux sirop des romans invraisemblables. Il aimait les héros et
les héroïnes et les choses qu'on ne voit jamais dans la vie, pour
l'unique raison qu'elles sont irréalisables. On appelait les auteurs de
ces livres des idéalistes, simplement parce qu'ils se tenaient toujours
à des distances incommensurables des choses possibles, réelles,
matérielles. - Quant à des idées, ils en avaient peut-être encore moins
que leurs lecteurs. Balzac est venu, et c'est à peine si on y a fait
attention dans le commencement. - C'était pourtant un innovateur
étrangement puissant et fertile et un des maîtres de l'avenir, écrivain
imparfait, sans doute, gêné par la phrase mais inventeur de personnages
immortels qu'il faisait mouvoir comme dans un grossissement d'optique,
les rendant par cela même plus frappants et en quelque sorte plus vrais
que la réalité ! - Madame Bovary
paraît, et voilà tout le monde bouleversé. Pourquoi ? Parce que M.
Flaubert est un idéaliste, mais aussi et surtout un artiste, et que son
livre était cependant un livre vrai ; parce que le lecteur, sans s'en
rendre compte, sans savoir, sans comprendre, a subi la toute-puissante
influence du style, l'illumination de l'art qui éclaire toutes les
pages de ce livre.
En effet, la première qualité de M. Flaubert, qui pour moi éclate
aux yeux dès qu'on ouvre un de ses ouvrages, c'est la forme ; cette
chose si rare chez les écrivains et si inaperçue du public ; je dis
inaperçue, mais sa force irrésistible domine et pénètre ceux qui y
croient le moins, comme la chaleur du soleil échauffe un aveugle qui
n'en voit cependant point la lumière.
Le public entend généralement par « forme » une certaine sonorité
des mots disposés en périodes arrondies, avec des débuts de phrases
imposants et des chutes mélodieuses. Aussi ne s'est-il presque jamais
douté de l'art immense enfermé dans les livres de M. Flaubert.
Chez lui, la forme c'est l'œuvre elle-même : elle est comme une
suite de moules différents qui donnent des t contours à l'idée, cette
matière dont sont pétris les livres. Elle lui fournit la grâce, la
force, la grandeur, toutes ces qualités, qui, pour ainsi dire,
dissimulées dans la pensée même, n'apparaissent que par le secours de
l'expression. Variable à l'infini comme les sensations, les impressions
et les sentiments divers, elle se colle sur eux, inséparable. Elle se
plie à toutes leurs manifestations, leu apportant le mot toujours juste
et unique, la mesure, le rythme particulier pour chaque circonstance,
pour chaque effet, et crée par cette indissoluble union ce que les
littérateurs appellent le style, fort différent de celui qu'on admire
officiellement.
En effet, en appelle généralement style une forme particulière de
phrase propre à chaque écrivain, ainsi qu'un moule uniforme dans lequel
il coule toutes les choses qu'il veut exprimer. De cette façon, il y a
le style de Pierre, le style de Paul et le style de Jacques.
Flaubert n'a point son style, mail il a le style ; c'est-à-dire que
les expressions et la composition qu'il emploie pour formuler une
pensée quelconque sont toujours celles qui conviennent absolument à cette pensée, son tempérament se manifestant par la justesse et non par la singularité du mot.
« Hors le style, point de livre », telle pourrait être sa devise.
il pense, en effet, que la première préoccupation d'un artiste doit
être de faire beau ; car, la beauté étant une vérité par elle-même, ce
qui est beau est toujours vrai tandis que ce qui est vrai peut n'être
pas toujours beau. Et par beau je n'entends point le beau moral, les
nobles sentiments, mais le beau plastique, le seul que connaissent les
artistes. Une chose très laide et répugnante peut, grâce à son
interprète, revêtir une beauté indépendante d'elle-même, tandis que la
pensée la plus vraie et la plus belle disparaît fatalement dans les
laideurs d'une phrase mal faite. Il faut ajouter qu'une partie du
public hait jusqu'au mot « forme », comme on hait toujours ce qu'on est
incapable de comprendre.
Donc M. Flaubert est avant tout un artiste ; c'est-à-dire : un
auteur impersonnel. Je défierais qui que ce fût, après avoir lu tous
ses ouvrages, de deviner ce qu'il est dans la vie privée, ce qu'il
pense et ce qu'il dit dans ses conversations de chaque jour. On sait ce
que devait penser Dickens, ce que devait penser Balzac. Ils
apparaissent à tout moment dans leurs livres ; mais vous figurez-vous
ce qu'était La Bruyère, ce que pouvait dire le grand Cervantes ?
Flaubert n'a jamais écrit les mots je, moi.
Il ne vient jamais causer avec le public au milieu d'un livre, ou le
saluer à la fin, comme un acteur sur la scène, et il ne fait point de
préfaces. Il est le montreur de marionnettes humaines qui doivent
parler par sa bouche, tandis qu'il ne s'accorde point le droit de
penser par la leur ; et il ne faut pas qu'on aperçoive Les ficelles ou
qu'on reconnaisse la voix.
Fils d'Apulée, fils de Rabelais, fils de La Bruyère, fils de
Cervantes, frère de Gautier, il a bien moins de parenté avec Balzac,
quoi qu'on en ait dit, et encore moins avec le philosophe Stendhal.
Flaubert est l'écrivain de l'art difficile, simple et compliqué en
même temps : compliqué par la composition savante, travaillée, qui
donne à ses œuvres un caractère frappant d'immutabilité ; simple dans
l'apparence, tellement simple et naturel qu'un bourgeois, avec l'idée
qu'il se fait du style, ne pourra jamais s'écrier en le lisant :
« Voilà, ma foi, des phrases bien tournées. »
Il devine juste comme Balzac, il voit juste comme Stendhal et comme
bien d'autres ; mais il rend plus juste qu'eux, mieux et plus
simplement ; malgré les prétentions de Stendhal à une simplicité qui
n'est en somme que de la sécheresse, et malgré les efforts de Balzac
pour bien écrire, efforts qui aboutissent trop souvent à ce débordement
d'images fausses, de périphrases inutiles, de relatifs, de « qui », de
« que », à cet empêtrement d'un homme qui, ayant cent fois plus de
matériaux qu'il n'en faut pour construire une maison, emploie tout
parce qu'il ne sait pas choisir, et crée néanmoins une œuvre immense,
mais moins belle et moins durable que s'il avait été plus architecte et
moins maçon ; plus artiste et moins personnel.
L'immense différence qu'il y a entre eux est là en effet tout
entière : c'est que Flaubert est un grand artiste et que la plupart des
autres n'en sont point. Il est impassible au-dessus des passions qu'il
agite. Au lieu de rester au milieu des foules, il s'isole dans une tour
pour considérer ce qui se passe sur la terre, et, n'ayant plus la vue
bornée par les têtes des hommes, il saisit mieux les ensembles, il a
des proportions plus définies, un plan plus ferme, des horizons plus
développés.
Lui aussi il construit sa maison, mais il sait les matériaux qu'il
doit employer, et il rejette les autres sans hésitations. Aussi son
œuvre est-elle absolue, et on n'en pourrait enlever une parcelle sans
détruire l'harmonie totale ; tandis qu'on peut couper dans Balzac,
couper dans Stendhal, couper dans tant d'autres, et bien fin qui s'en
apercevrait.
Il ne pense pas, comme quelques-uns, que l'intelligence et l'inspiration, que le hasard et le tempérament suffisent pour faire un livre, que le renseignement soit inutile et la longue recherche méprisable, car il est de la race ancienne des gens qui savaient beaucoup. Au lieu d'ignorer que le monde existait avant 93, et qu'on savait écrire avant 1830, il a médité comme Pantagruel sur tous les docteurs d'autrefois. Il connaît l'histoire mieux qu'un professeur, parce qu'il l'a apprise dans beaucoup de livres où ils ne vont point la chercher ; et il a étudié pour ses ouvrages la plupart des sciences, seulement accessibles aux spécialistes. Mieux que les vieux savants courbés, il sait les généalogies des villes mortes et des peuples disparus, avec leurs coutumes, leurs mœurs, les étoffes dont ils se couvraient et les mets bizarres qu'ils mangeaient de préférence. Il possède le Talmud comme un rabbin ; les Évangiles comme un prêtre ; la Bible comme un protestant ; le Coran comme un derviche. Il sait l'enchaînement des croyances, des philosophies, des religions et des hérésies. Il a fouillé toutes les littératures, prenant des notes dans beaucoup de livres inconnus, les uns parce qu'ils sont rares, les autres parce qu'on ne les lit point. Il connaît les écrivains de génie presque ignorés que produisirent les décadences des peuples, les, commentateurs et les bibliographes, les libres profanes comme les livres sacrés, les vies des saints, les pères de l'Église et les auteurs que les hommes pudiques n'osent pas nommer. Il a rassemblé pour nous les communiquer, dans quelque jour d'indignation et de colère, un volume entier fait avec les fautes des écrivains sans style, les barbarismes des grammairiens, les erreurs des faux savants, toutes les vanités et tous les ridicules qui passèrent inaperçus et dont il soufflettera le monde.
Les journalistes ne connaissent pas sa figure.
Il trouve que c'est assez de livrer ses écrits au public et il a
toujours tenu sa personne bien loin des popularités, dédaignant la
publicité bruyante des feuilles répandues, les réclames officieuses et
les exhibitions de photographies aux vitrines des marchands de tabac, à
côté d'un criminel fameux, d'un prince quelconque et d'une fille
célèbre.
Il n'est guère accessible qu'à un petit nombre d'amis, hommes de
lettres, dont il est aimé comme on ne l'est jamais d'un confrère et
comme on l'est rarement d'un parent, car il soulève autour de lui les
affections profondes. Mais comme il ne livre pas sa personne aux
curiosités des foules, avides de regarder aux vitres des hommes connus
comme à la cage d'un animal curieux, des légendes circulent autour de
sa maison, et il se peut que, chez quelques-uns de ses concitoyens, on
l'accuse sérieusement d'avoir mangé du bourgeois, ce qui serait dam
tous les cas aussi vrai que le fameux dîner de charcuterie, chez
Sainte-Beuve, un vendredi saint, dîner qui, sous la plume de
journalistes bien informés, mais surtout bien inspirés, a fini par
devenir une intolérable « scie ».
Enfin, pour contenter les gens qui veulent toujours avoir des
détails particuliers, je leur dirai qu'il boit, mange et fume
absolument comme eux : qu'il est de haute taille, et que, lorsqu'il se
promène avec son grand ami Yvan Tourgueneff, ils ont l'air d'une paire
de géants.